— Yii… Yii…
Les Japonais déguerpissent, à droite, à gauche, se faufilent dans les fanzas, sautent par-dessus les palissades. Pas moyen de sabrer. Akim arrête sa monture, lève son revolver et vise un soldat, tapi derrière des piles de bûches. Mais le cheval d’Akim souffle trop fort après le galop, et Akim ne peut pas diriger son coup. Il tire quand même et rate son adversaire. Et l’autre tire aussi. Et c’est pour rien. Et ils tirent encore tous les deux. Puis le Japonais détale, et Akim le rejoint et lui taillade le cou d’un revers de sabre. Le peloton de Troubatchoff arrive à la rescousse. Les cosaques mettent pied à terre et se disposent en demi-cercle autour d’une distillerie occupée par l’ennemi. Il y a une quinzaine de Japonais là-dedans. Et ils ne manquent pas de munitions. Méthodiquement, ils tiraillent à travers les fenêtres. Les Russes se couchent derrière des charrettes, s’effacent dans les encoignures des fanzas. La fusillade s’organise. Le soleil levant poudroie, rouge, à travers les premières nuées du matin.
— Si nous avions du pétrole, Votre Noblesse, on les flamberait, dit un cosaque.
— Pas besoin de pétrole, dit Akim. Six hommes avec moi pour enfoncer la porte.
Et il s’élance en avant.
— Akim ! crie Troubatchoff. Tu es fou !
La porte est à dix pas devant lui. Il semble facile de l’atteindre. Mais voici qu’un fusil apparaît à la meurtrière. Akim voit le canon luisant qui s’abaisse, qui tourne. Est-ce qu’on le vise vraiment ? Est-ce qu’on va le tuer ? Le ventre d’Akim devient léger et transparent. Encore cinq pas. Toujours rien. Encore trois pas. Tiens, il y a une autre meurtrière sur la droite. Des oiseaux chantent. La clarté du soleil envahit le monde. Akim crie :
— Suivez-moi, les gars !
Mais quelque chose de lourd le gifle à la joue. Un chœur de voix discordantes vocifère derrière lui :
— À gauche ! À gauche !
« Qu’est-ce qu’ils veulent que je fasse à gauche ? pense Akim. Je dois avancer, et non aller à gauche. »
Puis, un drap d’ombre tombe sur lui. Et il ne voit plus rien.
La patrouille ramena trois prisonniers, vingt fusils et cinquante cartouches. Deux cosaques avaient été tués dans l’engagement. Akim, légèrement blessé à la tête, revint à lui dans les retranchements de Yan-Taï. Pansé par le médecin du régiment, il voulut reprendre aussitôt son poste de combat. Il fallut que le colonel en personne lui ordonnât de descendre à la gare pour y recevoir des soins plus sérieux.
Tandis que les troupes russes se portaient vers l’est pour renforcer les positions du général Samsonoff, les Japonais s’installaient sur la première ligne de fortifications évacuée dans la nuit. La crête de Cho-Chan et les hauteurs avoisinantes, à huit verstes à peine de la ville, étaient occupées par l’ennemi. Le train du généralissime Kouropatkine s’était éloigné en hâte vers la station Liao-Yang, n° 2, improvisée à trois verstes au nord de la gare, près du pont. Les administrations emballaient leurs dossiers et leurs sacs postaux. Les hôpitaux repliaient leurs tentes. Au buffet de la gare, une foule d’officiers et de civils vidaient les dernières bouteilles de bière japonaise, avalaient les derniers lambeaux de harengs, couraient dans la caverne enfumée des cuisines pour obtenir une assiette de potage graisseux et fétide et un quignon de pain. Vers deux heures de l’après-midi, les premiers obus japonais tombèrent sur la ville. Une grenade éclata en plein quai de la gare, tuant deux infirmières et un sous-officier d’intendance. Aussitôt, les civils se ruèrent vers les charrettes, vers les mulets. Des cavaliers foncèrent dans les rues bondées à craquer de curieux. Les trains quittaient Liao-Yang, l’un après l’autre, sous une pluie d’obus brisants. Pendus aux marchepieds, accroupis sur les plates-formes, parmi des tables, des caisses, des chaises et des balluchons, les cosaques, les sœurs de charité, les blessés, regardaient dans le ciel les fumées blanches des explosions.
« Cette fumée-là, c’est notre artillerie… Et l’autre, là-bas, c’est la leur… »
Des soldats passaient en courant, les bras chargés de bouteilles de champagne et de paquets de tabac. Dans la ville européenne, les coolies et les boys dévalisaient les appartements libres et détalaient sous la canonnade, portant en travers de l’épaule des paniers pleins de parapluies, de vaisselle, de robes et de chapeaux.
Revenant d’une mission au village de Maneton, le docteur Fakiloff trouva son hôpital vide. Dans les salles délabrées, ne restaient plus que des lits démantelés, des piles de draps sales et quelques vases bourrés de déchets d’ouate. Les icônes avaient été emportées. Il faisait sombre déjà. Fakiloff allait d’une salle à l’autre en criant :
— Quelqu’un ? Quelqu’un ?
Il rencontra enfin le docteur Davidoff, un gaillard épais, ventru, aux moustaches bouffantes à la François-Joseph ; Davidoff lui apprit en quelques mots que les blessés avaient été transférés au village voisin, parce qu’on ne pouvait plus amener de train jusqu’au quai de la gare. Fakiloff demanda un cheval et partit pour le nouvel hôpital volant, établi plus au nord, en bordure de la voie ferrée.
Ce fut vers cet hôpital qu’Akim fut dirigé le soir même du 19 août 1904. Au matin du 20 août, le poste de secours présentait un aspect saisissant de désordre et de misère. Les blessés refluaient en masse vers ce havre de tentes blanches. Certains se traînaient à pied, le long des champs de sorgho. D’autres venaient sur des litières, soutenues entre deux mulets. Des officiers arrivaient, fourbus, sanglants, la tête inclinée sur l’encolure de leur cheval. Et il fallait les descendre de leur monture, tandis qu’ils gémissaient et demandaient de l’eau.
À proximité de la voie, sur le ballast, dans le fossé, des centaines d’éclopés gisaient, côte à côte. La plupart ne bougeaient plus. La face pétrifiée, la barbe raide, ils regardaient le ciel chaud. Mais il y en avait qui se roulaient sur le flanc et ruaient dans leurs manteaux en loques. Des mouches noires et luisantes tournaient en nuage autour des moribonds, se collaient à leurs plaies, bourdonnaient dans les pansements humides.
— Elles sont pires que les Japonais, grognait un cosaque à la moustache pleine de caillots bruns.
Un cabot, jaune et pelé, veillait gravement un cadavre. Une laisse en ficelle reliait le cou de la bête à la main de son maître mort. Le chien ne bougeait pas. Mais, lorsqu’un infirmier s’approchait du corps, l’animal grondait et montrait les crocs. Non loin de là, un officier, la tête bandée jusqu’aux yeux, serrait une cantine contre son cœur. Un autre déroulait les pansements de sa cheville en hurlant à chaque nouveau tour. Quelqu’un pleurait :
— Je n’ai plus de jambe ! Je n’ai plus de jambe, mes petits frères ! Avant, j’étais bien portant et j’avais tout ! Et regardez ce qu’ils ont fait de moi, ces antéchrists !
Il y avait là tous les uniformes, et tous les visages, et toutes les plaies de la bataille. Des jeunes, des vieux, des barbus, des imberbes, des cosaques de Sibérie, des tirailleurs, des artilleurs, des sapeurs, des téléphonistes, des ventres déchiquetés, avec une croûte brune étalée sur le drap de la vareuse, des bras arrachés aux moignons emmitouflés de linges, des jambes garrottées pour arrêter l’hémorragie, des faces labourées par les balles. De ce bétail émanait une odeur de sang, de sueur, de pieds malpropres, de cuir et d’urine. Le grand air n’y faisait rien. Cela stagnait au-dessus des malheureux, comme une nuée. Ils étaient pris sous cette cloche.