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Akim s’était assis sur une caisse à pansements vide et contemplait le spectacle avec stupeur. Il se sentait très faible. Sa joue brûlait, comme marquée au fer rouge. Mais il était moins à plaindre que les autres. Dès qu’il aurait été soigné, il remonterait en ligne. Un brancardier vociférait en secouant les bras :

— Il a encore défait son bandage, cet énergumène ! C’est insensé, quand même ! Si tu veux te soigner seul, tu n’as qu’à déguerpir !

— Portez celui-ci dans une tente ! hurlait un médecin au visage bouleversé de colère et de fatigue.

— Mais c’est Fakiloff ! s’écria Akim.

Fakiloff avait retroussé ses manches. Un tablier, taché de sang, couvrait son ventre. La sueur ruisselait en traînées pâles sur sa figure poudreuse.

— Fakiloff ! Fakiloff ! appela Akim.

Fakiloff se tourna, le reconnut et s’avança vers lui, enjambant les corps des blessés. Des mains s’agrippaient aux chevilles du docteur. Des voix râlaient :

— Et moi ? Et moi ? Il n’a rien, celui-là ! Moi d’abord !…

— Comment es-tu ici ? demanda Fakiloff en saisissant Akim dans ses bras.

— Une égratignure à la tête. Je voudrais remonter là-bas.

— Tu peux attendre ?

— Oui.

— Alors, dès que j’aurai un moment, je m’occuperai de toi. Ce sera vite fait…

Il essuya son visage du revers de la main. Ses doigts étaient maculés de sang. Ses moustaches aussi.

— Ça va mal, dit-il encore. Je n’ai même pas le temps de me laver, de désinfecter les instruments, d’inscrire les noms des blessés. Nous manquons de pansements, de chloroforme. On a perdu tout ça dans la retraite. Et ils souffrent ! Oh ! comme ils souffrent ! Que Dieu nous pardonne !

Puis il s’éloigna vers d’autres hommes, vers d’autres blessures.

Cependant, le soleil cuisait ces chairs éprouvées. Le troupeau des éclopés suait en pleine chaleur. Les hommes geignaient :

— Mettez-nous à l’ombre… Donnez-nous de l’eau…

La fusillade se rapprochait d’heure en heure. À droite d’Akim, un cosaque, l’épaule écrabouillée, délirait doucement :

— Ce que je veux, c’est une petite maison fraîche, avec de jolies filles fraîches, de la vodka fraîche et des concombres frais… Oh ! quelques concombres frais, mes enfants…

À sa gauche, un très jeune sous-officier, à la face livide, aux lèvres tremblantes, clignait des yeux à chaque coup de canon.

— Est-ce qu’ils vont nous emmener, au moins ? dit-il enfin. Sans ça, les Japonais viendront. Je vous assure, les Japonais viendront…

Un artilleur s’avança en clopinant vers le sous-officier et dit :

— Tu sais, Akoulinoff est tué !

Il dit cela d’un air joyeux et entendu, comme s’il était fier d’annoncer une pareille nouvelle.

Le petit sous-officier détourna la tête et murmura :

— Tous… Tous nous serons tués !

Vers six heures du soir, un train, composé de wagons de marchandises, s’arrêta devant les tentes. La horde des blessés fut parcourue par un remous hideux. Ceux qui ne pouvaient se lever agitaient les bras, glapissaient d’une voix enrouée :

— Emmenez-moi ! Emmenez-moi !

Les autres se béquillaient vers les wagons, écrasant les visages, les mains, de leurs compagnons invalides. Déjà, les médecins, les brancardiers, se précipitaient pour leur barrer le passage. Fakiloff gravit le remblai, porta les mains en cornet devant sa bouche et cria :

— Chacun son tour ! Il y aura de la place pour tout le monde ! Nous ne vous laisserons pas !

— Puis-je t’aider ? demanda Akim.

— Si tu veux. Mais ne fais pas d’effort, pour l’amour du Ciel !

L’embarquement commença, aux dernières lueurs du jour. Les brancardiers transportaient les blessés dans les wagons et les étendaient côte à côte, sur les lattes nues. Fakiloff et Akim, un fanal à la main, visitaient les wagons complets. La flamme du fanal éclairait un bouquet fantastique de figures, de bras, de jambes et de barbes. Dans cette crypte de planches et de ténèbres, les râles devenaient plus sourds. Le bric-à-brac des membres et des têtes remuait vaguement, au hasard de la lumière flottante. Une main se levait, avec, derrière elle, l’ombre énorme des doigts. Un profil s’incrustait, diabolique, dans le noir. Une poitrine imberbe de martyr écartait la nuit. Entre les cloisons de bois, l’odeur du sang et des excréments se faisait suffocante.

— Qui veut boire ? demandait Fakiloff.

— Moi, moi, moi !

— Voici deux bidons d’eau pour la route.

Dans quelque coin perdu, une voix disait, paisible, à peine fâchée :

— Votre Noblesse, je suis couché à côté d’un cadavre.

Fakiloff et Akim enjambaient les blessés, soulevaient le corps inerte et le descendaient sur le ballast. Le mort était pieds nus. On lui avait volé ses bottes dans le wagon.

À la troisième inspection, Akim se sentit défaillir et retourna s’asseoir sur la caisse à bandages. La nuit était venue, plate et chaude, sans vent et sans étoiles. Le combat s’était encore rapproché. On distinguait nettement les détonations des fortes pièces et le crépitement des mitrailleuses. La majeure partie des blessés avait été casée dans les wagons. Mais le train ne partait pas. On attendait la locomotive, renvoyée d’urgence pour tirer quelque convoi de munitions. Dans le wagon arrêté en face d’Akim, des voix anonymes s’interpellaient :

— On fait passer les munitions avant les hommes !

— C’est normal. Nous, on ne compte pas. C’est une guerre de messieurs…

— Aïe ! Aïe ! Aïe ! écoute le canon qui approche…

— Votre Noblesse… Les Japonais vont venir… Et ils nous achèveront sur place… Voilà la vérité…

— Il y en a un qui meurt là. Est-ce qu’on ne pourrait pas le sortir ?…

Dans la nuit épaisse, les guitounes de la Croix-Rouge ressemblaient à de grands oiseaux assoupis. La lumière des lampes à acétylène filtrait entre leurs pans de toile. Et la toile elle-même rayonnait un peu, comme huilée. Parfois, des cris aigus s’échappaient d’une tente. Akim frémissait de tout le corps, fronçait les sourcils avec colère.

Sur la droite, derrière les fourgons de l’ambulance, on distinguait la lueur dansante d’une torche. Des ombres traversaient la clarté fumeuse. Un chant lent et monotone se mêlait au grondement proche de l’artillerie. Quelque prêtre, assisté de soldats, célébrait la messe des morts.

Akim se leva et tâta le pansement qui enveloppait sa tête. La peau seule avait été éraflée par les balles. Il ne souffrait en somme que d’une égratignure légère et d’une forte commotion. Il pouvait servir encore. Tandis que tous ceux-là ! Pour un peu, il se fût apitoyé sur leur sort. Mais il serra les mâchoires. Il ne voulait pas être faible. Son devoir était de se battre et non de plaindre les éclopés. De nouveau, dans les wagons sombres et carrés qui bouchaient la voie, des appels, des cris résonnèrent, comme dans une caisse :

— C’est exprès qu’on nous laisse ici ! On nous sacrifie ! C’est sûr !…

— Si on descendait ?

— Qu’on descende ou qu’on reste, on est cuit, mon gars !

« Les lâches, pensa Akim. Est-ce que leur souffrance est une excuse ? Si j’étais dans leur cas, j’aurais au moins la fierté de me taire. » Un sentiment d’impuissance lugubre le dominait. Ces tentes dans la nuit. Ces wagons pleins d’horreur. Cette messe des morts. Que faisait-il dans un univers de défaite et de honte ?

Un sifflement lointain déchira la rumeur de la bataille. Une lueur rose traîna sur la ligne des rails, à l’horizon.