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— La locomotive ! On vient nous prendre ! clamèrent des gosiers innombrables.

La locomotive, tant espérée, arrivait enfin. Les moribonds renaissaient à la vie. Quelques visages fiévreux apparurent dans l’encadrement des portes.

— La voilà, la petite mère !

— Vite ! Vite !

— Gueule pas si fort ! Elle ne t’entend pas !

Akim se détourna et cracha par terre. Un cheval, tout sellé, broutait l’herbe autour des fourgons de l’ambulance. Akim se dirigea vers lui. À ce moment, Fakiloff souleva la portière de sa guitoune, alluma une lampe électrique et courut à la rencontre d’Akim.

— Tu viens, j’ai un moment.

— Non merci, répondit Akim. Je me sens mieux.

Lourdement, il enfourcha la bête.

— Où vas-tu ? cria Fakiloff.

— Là-bas, dit Akim.

Et il tendit le bras dans la direction de la bataille.

— Tu plaisantes ?

Akim se mit à rire, et frappa sa monture qui partit au galop dans la nuit.

CHAPITRE VIII

Lorsque Michel lui eut annoncé que Tania était enceinte, Volodia décida de renoncer instantanément à sa rancune. En vérité, après une brève période de colère, il avait fini par s’amuser de l’ostentation avec laquelle Tania refusait d’accepter sa liaison avec Olga Varlamoff. Il voyait dans cette attitude une preuve de jalousie qui était somme toute flatteuse. Peut-être, d’ailleurs, Tania avait-elle raison de le mettre en garde contre des amours trop absorbantes ? Ayant pris la résolution d’oublier les propos offensants de la jeune femme, il lui envoya une corbeille de roses avec un madrigal fort bien tourné sur le futur héritier des Danoff. Le lendemain, à quatre heures de l’après-midi, il se présentait chez elle. Tania le reçut au salon, allongée à demi dans une bergère, et les jambes couvertes d’une fourrure en renard. Volodia avait redouté les difficultés de l’entrée en matière, mais Tania dissipa sa gêne, dès les premiers mots, en lui déclarant :

— Ne m’en veuillez pas, Volodia. J’étais très énervée. Dans mon état, la moindre contrariété provoque souvent des réactions excessives…

— « La moindre contrariété », c’était ma requête au sujet de Mme Varlamoff ? demanda-t-il en souriant.

— À quoi bon revenir sur ce sujet ? dit Tania. J’ai peut-être tort, mais j’estime que vous passez les bornes avec elle. Vous êtes devenu quelque chose comme son mari. Vous ne vous déplacez plus que dans son sillage. Il était naturel que, pour moi qui vous avais connu indépendant, spirituel, original, volage, cette transformation fût pénible et décevante. Vous devez me trouver bien compliquée ?

— Nullement, dit Volodia. Je ne peux pas vous obliger à partager mes sentiments à l’égard d’Olga. Mais permettez-moi de vous rappeler que c’est sur votre insistance…

— Je sais, je sais, soupira Tania. Parlons d’autre chose, voulez-vous ? Elle ramassa une lettre qui traînait sur le tapis :

— J’ai reçu une lettre d’Akim. Il me dit qu’il s’ennuie, qu’il n’a pris part à aucun engagement, qu’on garde son escadron en réserve…

— Tant mieux, dit Volodia.

— Pourtant, il est sous les ordres du général Samsonoff, et le nom de Samsonoff revient souvent dans les communiqués.

— C’est une telle pagaïe, là-bas ! dit Volodia. Les généraux ne savent même pas quelles troupes ils commandent. Si vous lisiez la presse étrangère, vous verriez que nous nous couvrons de ridicule devant l’Europe.

Tania gonfla les narines et ses yeux étincelèrent.

— Il paraît que nos soldats se battent comme des lions ! dit-elle.

— Je crois surtout qu’ils pillent les réserves des paysans mandchous, bouffent et boivent sans vergogne, dorment comme des loirs et ne pensent qu’à rentrer chez eux, dit Volodia.

— Tout de même, dit Tania, j’ai bien mal choisi mon moment pour être enceinte.

Elle se sentit rougir et comprit, tout à coup, qu’il lui était désagréable de parler de sa grossesse en présence de Volodia. Comme si, en évoquant sa maternité, elle se vieillissait et passait dans le clan des femmes vaincues. Volodia l’observa un long moment, sans rien dire. Puis il murmura :

— Vous avez beaucoup de chance, Tania. Si vous saviez comme Olga vous envie !

Tania éclata de rire :

— Qui vous empêche de la rendre heureuse de la même façon ?

Volodia baissa la tête.

— Épousez-la et faites-lui un enfant, reprit Tania sur un ton vif. Comme ça, ce sera complet.

Elle s’arrêta, surprise par la tristesse, par le désarroi qui se lisaient sur la figure du jeune homme.

— Qu’est-ce qui vous prend ? dit-elle.

— Rien, dit Volodia. Il faut que je m’en aille.

Il se leva précipitamment, baisa la main de Tania et partit en oubliant ses gants sur la table.

Le soir, Tania accueillit son mari avec un visage lugubre. Elle se sentait mal. Des nausées lui coupaient le souffle. Depuis quelques heures, il lui semblait qu’elle ne pouvait plus supporter la vue d’une couleur vive. Elle exigea qu’on sortît de sa chambre une potiche en faïence bleue et deux paysages aux tons crus. Puis, elle supplia Michel de chausser des pantoufles, car le bruit des pas la rendait malade, et de renoncer à se parfumer avec de l’eau de Cologne. Michel acquiesçait à toutes ses demandes. La nouvelle dignité de Tania lui paraissait mériter une soumission totale. Il la respectait avec étonnement, avec reconnaissance. Il lui proposa même de coucher dans une autre chambre pour que rien ne troublât son repos. Mais elle lui dit :

— Tu en as assez de me voir, sans doute ? Tu me trouves laide. Tu as bien raison. Regarde cette robe. Je ne pourrai plus l’enfiler dans deux mois.

— Mais tu pourras la remettre après, dit Michel d’une voix prudente.

— Après ? Elle aura passé de mode. Et moi aussi, j’aurai passé de mode.

— Alors, tu regrettes ?…

— Tu ne veux pas me comprendre. Je ne regrette pas. Je constate. Mon pauvre visage ! Déjà, j’ai le masque. Mes paupières sont jaunes. Mon nez se pince. Et tu exiges que je sois contente ! Ah ! les hommes ! Ce que vous pouvez m’agacer avec vos mines bien portantes ! Ce n’est pas juste ! Ce n’est pas juste ! À partir de demain, je refuse de recevoir qui que ce soit chez moi.

— Même Volodia ? demanda Michel.

— Surtout Volodia.

— Pourquoi surtout ?

 Parce que je ne tiens pas à ce qu’il me compare à la Varlamoff.

Michel haussa les épaules.

— Quelles sottises ! Tu te nourris de sottises ! dit-il. Mais tu es excusée d’avance. Veux-tu que je t’apporte des fruits exotiques, demain ?

— Je n’ai pas de goût à manger des fruits exotiques, quand je pense que mon frère meurt peut-être de faim, dit Tania.

Puis elle soupira :

— Si nous pouvions au moins partir pour la campagne, en vacances !

— Pars, si tu veux, dit Michel. Mais moi, tu le sais, à cause de mes marchés avec l’Intendance, je dois rester à Moscou.

— Oh ! cette guerre, cette guerre, dit Tania, elle me rendra folle !

Puis elle bâilla et déclara qu’elle se coucherait sans se démaquiller.

Le lendemain, elle était méconnaissable. Lorsque Michel revint du bureau, le soir, il trouva sa femme habillée d’une robe neuve et coiffée de façon inédite, avec des frisettes tout autour du front.

— Je me sens mieux, dit-elle. J’ai pensé que nous pourrions sortir, ce soir, avec Volodia et Olga Varlamoff.

Michel, stupéfait, crut utile de rappeler à Tania qu’elle avait refusé jadis de recevoir Olga Varlamoff à son ouvroir. Mais Tania se fâcha, prétendit qu’on cherchait à contrecarrer ses moindres désirs, et que la Varlamoff était une femme comme les autres, qui avait même un enfant et de bonnes manières.