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— Peut-être, dit Michel, mais elle n’acceptera sûrement pas de venir après l’affront que tu lui as infligé.

— Volodia saura la convaincre, dit Tania. D’ailleurs, il a sûrement dû lui donner de bonnes raisons pour expliquer mon refus. Je sens que cette femme n’est pas mon ennemie.

— Je le souhaite, dit Michel.

Sans perdre de temps, Tania décrocha le téléphone et demanda le numéro de Volodia. Une voix de femme lui répondit. Puis, Volodia intervint :

— Oui, oui… Bien sûr, quelle bonne idée !…

— Il était avec elle, dit Tania en reposant le récepteur.

Ses yeux prirent une expression rêveuse.

— Et alors ? demanda Michel.

— Ils viennent nous chercher. Habille-toi.

Selon les prévisions de Tania, Olga Varlamoff ne marqua aucune animosité à l’égard du ménage Danoff. Elle semblait même très gaie et parfaitement à l’aise. Volodia ne la quittait pas des yeux. Sur le coup de dix heures du soir, les deux couples montèrent dans la calèche de Michel et se firent conduire à un petit restaurant louche, dans les faubourgs de Moscou. Un gros Tartare, à la tête rasée et au nez plat, les accueillit sur le seuil. Il était vêtu d’un frac et d’un gilet blanc. Bombant le torse, il introduisit les jeunes gens dans un salon particulier, minuscule, sombre, et fleurant la fumée et la poudre de riz. La table était préparée pour le souper, avec des roses coupées entre les assiettes. De lourds rideaux cerise masquaient les fenêtres. Des taches suspectes constellaient le tapis. Un piano était poussé contre le mur. En face, il y avait un canapé, bas et large, au velours rongé. Et, dans la glace, au-dessus de la cheminée, étaient gravés des cœurs, des flèches, des signatures et des vers polissons.

— Oh ! Volodia, dit Olga Varlamoff. Comment avez-vous pu choisir ce restaurant ?

Elle fit la moue et retira son chapeau à voilette mouchetée. Tania fut éblouie par l’éclat des forts cheveux roux.

— Moi, je trouve que tout est parfait ainsi, dit-elle. J’adore les endroits louches. On sent, n’est-ce pas ? que des milliers d’hommes ont rencontré des milliers de filles entre ces murs, et leur ont débité des milliers de mensonges avant de les caresser.

— Tania est déchaînée ! dit Volodia, et il se mit à rire.

Michel affirma qu’il préférait le cadre somptueux de Strélnia ou de Yar, où on mangeait, au moins, de la cuisine soignée dans des plats propres. Olga Varlamoff fut de son avis.

Dès les hors-d’œuvre, Volodia commanda la diseuse française, Mlle Claudine. Elle vint, toute menue, tout ébouriffée, le museau maquillé à l’emporte-pièce. Sa robe était décolletée en triangle jusqu’à la naissance des seins. Ses bras étaient nus.

— Fais-lui la cour, Michel, supplia Tania.

— Pourquoi ?

— Ça m’amuserait tant !

— Tu es folle, dit Michel.

Et il commença à manger, pour cacher sa confusion.

Mlle Claudine s’était assise au piano et, renversant la tête roulant des yeux coquins, elle chanta :

 

Je vous montrerai tout, tout, tout,

Ce qui pousse dans mon jardin, din, din.

Les carottes et les choux, choux, choux…

La chansonnette était très leste. Olga Varlamoff se cacha le visage derrière un éventail. Quant à Tania, elle feignait une naïveté excessive et posait des questions après chaque couplet :

— Qu’est-ce qu’elle a voulu dire ? Expliquez-moi donc pourquoi vous riez ?…

— Voyons, Tania, ne faites pas l’enfant, disait Volodia.

— Mais je vous assure… D’où voulez-vous que je sache ?…

Après la chanson, Tania demanda des anecdotes.

Elle n’en comprit pas la moitié, mais les applaudit toutes.

Lorsque Mlle Claudine eut quitté la pièce, Tania prétendit, elle aussi, raconter des histoires. Elle se sentait très gaie, très libre. Il lui semblait qu’elle était née pour mener une existence chatoyante et attirer les suffrages masculins. Volodia était enchanté. Il avait passé le bras autour des épaules d’Olga Varlamoff, mais plutôt par habitude que par conviction. Et il n’écoutait que Tania, ne parlait qu’à Tania. Tania songeait qu’il lui eût été très facile de détacher Volodia de la Varlamoff. Si elle n’avait pas été enceinte, elle se serait peut-être amusée à ce jeu. Mais, « dans son état », et avec « ses responsabilités », l’entreprise était impossible. D’ailleurs, dans deux mois, elle aurait perdu sa ligne et Volodia se serait éloigné d’elle. Et puis, Michel en aurait souffert. Cette seule pensée était intolérable. Elle regarda son mari qui discutait sérieusement avec la Varlamoff. Ils avaient l’air tellement graves, tous les deux, et faits pour s’entendre ! Ils n’avaient pas de jeunesse.

Comme elle formait cette réflexion, elle sentit le pied de Volodia qui frôlait le sien, sous la table. Elle frémit, rougit, mais ne retira pas sa jambe. Simplement, pour se donner un peu d’assurance, elle leva son verre et but une large gorgée de vin.

— Ne bois pas tant, Tania, dit Michel d’une voix douce. Tu sais que le médecin te l’a défendu. Ce soir, tu auras de nouveau des nausées.

Une brusque fureur crispa le visage de la jeune femme.

— Je te remercie de me rappeler mon état, dit-elle vivement.

Volodia avait reculé sa jambe. Michel souriait d’un air interdit. Olga Varlamoff jouait de l’éventail. Tania avait envie de pleurer, de tirer la nappe, de casser des verres. Toutefois, elle domina sa rage et demanda ce qu’on attendait pour appeler le chœur des tziganes avec la soliste Natacha. Le patron de l’établissement vint s’excuser auprès de ses clients. La soliste ne pourrait pas chanter ce soir : son frère, mobilisé depuis quatre mois, avait été tué à Liao-Yang, et la nouvelle de ce décès lui était parvenue dans la journée. Tania ne sut que répondre.

— Ah ! c’est très bien… nous comprenons, dit Volodia.

— Voulez-vous le chœur seul ? dit le patron.

— Non, non… Ce n’est pas la peine…

Le patron se retira après une courbette obséquieuse. Cet incident avait désagréablement surpris les convives. Olga Varlamoff se tamponnait les yeux :

— Voilà, nous nous amusons, nous voulons qu’on chante pour nous distraire, et là-bas…

— C’est notre devoir de nous distraire, comme c’est leur devoir de se battre, dit Volodia. Il faut maintenir le moral de l’arrière.

— Vous finirez par prétendre que les grandes batailles se gagnent dans les cabarets, dit la Varlamoff.

— Le fait est, dit Volodia, que, pour ce qu’elle trafique là-bas, notre sainte armée russe, elle aurait aussi bien pu ne pas se déranger.

Tania rejeta sa serviette et s’écria.

— N’oubliez pas que mon frère fait partie de cette sainte armée russe !

— Allons ! dit Volodia, ne vous fâchez pas pour une mauvaise plaisanterie.

— Je ne me fâche pas, dit Tania. Simplement, vous m’ennuyez…

Elle jugeait tout le monde stupide et méchant : Volodia, Michel, la Varlamoff. On lui avait gâché cette soirée. Elle était à plaindre et personne ne la comprenait. Subitement, elle eut envie de s’évanouir. Mais ce n’était pas facile. Elle dit encore d’une voix sèche :

— Je vous félicite, messieurs, vous avez réussi à me rendre cette soirée odieuse.

Et elle pria Michel de la ramener à la maison.