Le mardi suivant, à la réunion de l’ouvroir, Tania relata l’incident de la soliste qui avait refusé de chanter parce que son frère était mort à la guerre. Ces dames commentèrent gravement la chose. Elles estimaient que l’attitude de la chanteuse était un signe des temps.
— Il n’y a plus d’héroïsme, soupira la vieille Mme Jeltoff, plissée et rose, en cousant les boutons à une chemise, Jadis, on se serait enorgueilli de cette fin glorieuse.
— Ce n’est pas chez les geishas japonaises que cela se serait passé ainsi, dit la petite Eugénie Smirnoff.
Tania remercia la jeune femme d’un regard humide. Eugénie Smirnoff disait toujours ce que Tania attendait d’elle. Elle était belle et bête, plantureuse et lente, un peu génisse par l’œil et par le mouvement. On racontait qu’elle était la maîtresse du vieux Jeltoff, et aussi de l’écrivain Malinoff.
— On m’a dit que Malinoff écrivait un roman sur la guerre russo-japonaise, dit Tania.
— Oui, s’écria Eugénie. C’est merveilleux. Il m’a lu des passages. Il parle de l’héroïsme de nos petits soldats comme s’il était lui-même un petit soldat. Il a tellement de talent !
Elle rougit et battit des paupières.
— Il faut croire en notre pays, dit Tania avec sentiment.
Les séances de l’ouvroir exaltaient et fatiguaient Tania.
Après avoir reconduit les dernières visiteuses, elle monta dans son boudoir et se fit servir une tasse de thé. Dans la pièce, close et douce, la femme de chambre tirait les rideaux, allumait les lampes. Tania espéra la venue de Michel ou de Volodia qui la distrairait un peu. Sûrement, Volodia devait se reprocher son geste imprudent de l’autre soir. C’était drôle. Pourquoi lui avait-il fait du pied sous la table ? Était-ce pour s’amuser, ou pour éprouver Tania, ou pour satisfaire une passion brusquement réveillée ? Si Michel avait remarqué la conduite de Volodia au restaurant, il se serait cru offensé et sali pour l’éternité. Et, cependant, Tania ne se sentait pas coupable, et Volodia aimait Michel de tout son cœur. Les lois de la morale commune ne convenaient pas à leur groupe. Ce qui était mal chez les autres, devenait parfaitement inoffensif et naturel chez eux. Tania se jugeait un peu exceptionnelle. Elle s’approcha d’une glace, contempla son fin visage consumé, au regard pensif, aux lèvres jeunes, et soupira mélancoliquement. Pourvu qu’elle ne fût pas abîmée par la grossesse !
Puis elle sourit, vaporisa un peu de parfum sur ses épaules et fredonna :
Je vous montrerai tout, tout, tout…
Sur la table reposaient des piles de brassières, liées avec des faveurs bleues. Tout en chantant, elle déplia l’un de ces vêtements de poupée, l’éleva devant elle. C’était si petit, si petit !… Est-ce qu’il serait vraiment si petit, avec des bras si courts, un cou si mince ?… Elle l’imagina, potelé, avec une tête ronde et molle, des jambes grassouillettes et un regard gonflé de rêve. Et elle se mit à rire joyeusement.
Michel, qui rentrait du bureau, surprit Tania en extase devant une rangée de bavettes. Elle les repoussa, comme prise en faute. Mais il ne dit rien. Il avait l’air soucieux. Il baisa Tania au front, fourra la main dans sa poche et lui tendit un télégramme froissé. Elle lut, sans comprendre d’abord : « Père gravement malade. Viens vite. Tendresses. »
La dépêche était signée : « Ta mère. » Elle portait le timbre d’Armavir.
Tania relut lentement le télégramme et prit la main de Michel.
— Tu ne sais rien d’autre ? demanda-t-elle.
— Rien d’autre. Mais je crains que ce ne soit une crise cardiaque. Il a eu deux attaques autrefois. Si c’est la troisième…
Le visage de Michel était solide, fermé, son regard n’exprimait rien que la fatigue.
— Alors, voilà, dit-il d’une voix volontairement égale, je vais partir. Comme tu ne peux pas supporter le voyage, tu resteras ici. Je reviendrai… quand tout sera fini…
Et à ces simples mots, inexplicablement, Tania sentit qu’une longue distance la séparait de son mari, qu’elle était une toute petite fille, et qu’il était un homme mûr, armé d’expérience, qu’il savait comment on voyageait, comment on louait des chambres, comment on parlait dans les banques et ce qu’on faisait devant la mort des parents. Elle balbutia :
— Vraiment, tu ne veux pas que je t’accompagne ?
Il secoua la tête.
Elle était surprise qu’il marquât si peu de chagrin. Elle eût aimé le plaindre, l’encourager. Elle se blottit contre sa poitrine.
— Ce n’est rien peut-être, dit-elle. Ta mère s’est affolée… Et, quand tu arriveras…
— Peut-être… peut-être, dit-il.
— Tu me tiendras au courant ?
— Mais oui.
Il l’écarta doucement.
— Fais préparer ma valise, dit-il encore.
Jusqu’à son départ, Tania n’entendit de lui aucune parole d’abandon.
Elle l’accompagna à la gare avec Volodia. Il pleuvait. Les wagons avaient des toits luisants, des vitres de buées. Michel se tenait sur le marchepied. Il portait un manteau de voyage au col relevé et un bonnet d’astrakan. Quand il parlait, une vapeur blanche sortait de sa bouche. Tania reconnaissait à peine le son de sa voix. Elle fut singulièrement soulagée lorsque la cloche tinta et que le convoi s’ébranla, glissa lentement sur les rails.
Le quai se vidait peu à peu. Des gens pataugeaient dans la boue jaune. Volodia prit le bras de la jeune femme pour la ramener jusqu’à la voiture. Tania ne s’en aperçut même pas. Elle éprouvait un sentiment étrange de vacance et d’inutilité. Michel était parti. Elle était seule. Mais elle n’était plus capable de vivre seule. À son insu, elle était devenue une fraction de Michel. Et, loin de lui, elle ne savait que faire. Elle se promit de réagir contre cette soudaine détresse. Volodia lui serrait le coude.
— Bien entendu, je passerai l’après-midi avec vous, dit-il.
Cette pensée, qui, la veille encore, eût enchanté Tania, lui sembla, tout à coup mauvaise. Elle ne voulait plus qu’un étranger s’interposât entre elle et le souvenir de l’absent. Elle dégagea son bras.
— Je ne me sens pas très bien, dit-elle. Je vais me reposer. Venez me voir demain, plutôt. Ou vendredi, après la séance de l’ouvroir.
Elle rentra toute seule dans la grande maison qui lui parut déserte, soupa très légèrement, congédia les domestiques, et monta se coucher dans son lit vaste et froid. Serrée sous les couvertures, elle réfléchit à Michel qui somnolait dans son compartiment, au grave et tendre Alexandre Lvovitch, qui était peut-être sur le point de mourir, à l’enfant qui allait naître, à ses parents, à ses sœurs, à ses frères. Tout le monde lui semblait gentil et pitoyable. Elle avait envie de pleurer. Elle pleura. Puis, elle s’endormit avec l’impression qu’elle était une jeune fille et que les tilleuls d’Ekaterinodar abaissaient leurs branches et frôlaient ses fenêtres fermées.
CHAPITRE IX
Alexandre Lvovitch était mort sans reprendre connaissance. L’attaque l’avait terrassé dans son bureau. C’était là que son secrétaire l’avait trouvé, la tête couchée sur le bord de la table, les bras pendants. Michel arriva la veille du jour fixé pour les funérailles. Les comptoirs étaient fermés. Dans la maison, aux pièces vides et froides, les meubles trop neufs, poussés contre les murs, se reflétaient dans les parquets cirés. Un parfum d’encens et de fleurs embaumait les couloirs.
Marie Ossipovna avait grande allure dans ses vêtements de deuil, enrichis de paillettes de jais. Elle ne pleurait pas. L’expression de son vieux visage était grave, presque méchante. Son œil noir et rond surveillait les préparatifs funèbres avec sévérité. Glissant d’une chambre à l’autre, elle gourmandait les servantes, discutait avec un prêtre arménien à longue barbe bouclée, arrangeait un rideau mal drapé, rectifiait la position d’un fauteuil. Cette mort, aussi, c’était une cérémonie. Et, dans la demeure des Danoff, toutes les cérémonies devaient être réglées à la perfection.