Après le dîner, servi pour quinze personnes, elle consentit enfin à monter dans sa chambre avec Michel, qui avait hâte de lui parler sans témoins. Encore des domestiques vinrent-ils les déranger souvent pour demander des ordres. Et, chaque fois, Marie Ossipovna leur répondait avec une dignité et une patience royales. En vérité, loin d’être agacée par les questions de ces importuns, elle paraissait fière d’être consultée par eux, à tout propos, comme si leur insistance même eût été un hommage dédié à sa personne. Son importance dans la maison avait doublé depuis la mort d’Alexandre Lvovitch. Elle s’en rendait compte avec une sorte de joie amère. Elle profitait de son malheur. Il fallut la prière expresse de Michel pour qu’elle acceptât d’interdire la porte de sa chambre.
Ayant tourné la clef dans la serrure, elle revint vers son fils, le bénit, le baisa au front. Ses lèvres étaient froides et un peu humides. Une ombre grise marquait le creux de ses joues. Majestueusement, elle s’assit dans un fauteuil à oreilles de velours, tira un chapelet de sa poche, et, tout en poussant les grains de buis entre ses doigts secs et tavelés de roux, elle se mit à raconter la mort du père. Elle dit avec force détails comment on avait transporté Alexandre Lvovitch de son bureau dans la chambre à coucher. Il était livide. Une moitié de son visage vivait, souffrait, appelait à l’aide ; l’autre moitié était de pierre. Un souffle irrégulier distendait sa bouche. L’œil chassieux ne voyait plus rien. Les médecins avaient pratiqué des saignées, appliqué des sangsues derrière les oreilles et des sinapismes aux pieds. Au bout de trois jours, le malade était mort, doucement, dans un grand silence.
Pendant que sa mère parlait, Michel sentait croître sa douleur et son désarroi. Avec quelle tranquillité atroce Marie Ossipovna prononçait les mots de « paralysie », de « mort », de « râle », et le nom même du défunt ! Était-ce un signe de courage, ou d’indifférence ? Savait-elle qu’elle était veuve, qu’elle avait perdu le meilleur d’elle-même, la tendresse et la force irremplaçables d’un être qui l’avait choisie pour compagne ? Savait-elle que sa vraie solitude commencerait demain, lorsque les dernières pelletées de terre auraient enseveli le cercueil aux poignées d’argent ?
Marie Ossipovna parlait toujours d’une voix monotone et basse. Elle disait maintenant le nom des personnes qui étaient venues lui présenter leurs condoléances. Son regard brillait d’orgueil, tandis qu’elle citait les plus riches commerçants de la ville.
— Ils se sont tous inclinés devant lui, dit-elle enfin.
Puis, elle se tut. Ses yeux étaient nets. Ses mains ne tremblaient pas. Elle remarqua que Michel l’observait. Alors, elle poussa un soupir et détourna la tête. Et Michel comprit qu’il ne saurait jamais rien des sentiments qui agitaient sa mère, parce qu’elle était de cette race sauvage et noble pour qui l’expression de la douleur est une faiblesse dont l’âme des morts s’offense au paradis.
Tard dans la nuit, il descendit pour veiller le corps qui était exposé dans le salon. Le fondé de pouvoir des Danoff était installé dans un fauteuil, près du catafalque. En apercevant Michel, il se leva pour lui céder la place et se retira sur la pointe des pieds.
Dans la haute pièce mal chauffée, les rideaux étaient tirés sur les fenêtres, des housses cachaient les fauteuils, et des crêpes de deuil voilaient les glaces encadrées de moulures d’or. La bière était placée sur une estrade tapissée d’étoffe noire à galons d’argent. Les cierges brillaient d’une flamme droite et vive. Dans le cercueil, reposait Alexandre Lvovitch. Son corps était recouvert jusqu’au ventre d’un drap violet à broderies d’argent. Il tenait une petite icône dans ses mains nues et lisses. À la lumière rougeâtre des cierges, le visage du défunt paraissait satisfait et paisible. La barbe grise, presque blanche, soyeuse et brillante, vivante encore, s’étalait en carré sur sa poitrine. Son nez mince et long, aux narines serrées, était d’une matière minérale très pure. Les paupières sombres étaient closes, et les lèvres souriaient vaguement derrière la lourde moustache bien peignée. On eût dit un grand patriarche, plein de science et de bonté, un roi de légende, couché la face vers le ciel. Michel avait peine à reconnaître son père dans ce mort admirable. Il cherchait vainement sur lui les traces de ses gentilles faiblesses, de ses fatigues, de ses rires, de son appétit, de ses manies. Détaché de toutes les contingences terrestres, ce cadavre d’apparat n’avait plus besoin d’affection. N’étaient le veston, la bague et les boutons de manchettes, Michel se serait cru devant un étranger. Mais il y avait ce veston, cette bague, ces boutons de manchettes, d’autres détails encore, et, grâce à eux, Michel se rapprochait du mort et entretenait son propre chagrin.
Les derniers bruits s’apaisaient dans la maison. La nuit régnait sur toutes les pièces avoisinantes. Et, dans le salon funèbre, la flamme des cierges délimitait une cloche de lumière où Michel et son père se trouvaient isolés, pour la dernière fois. Pour la dernière fois, Michel voyait son père. Demain, il ne resterait plus de cet être vivant que le souvenir de quelques gestes et de quelques paroles secondaires. Avec hâte, avec piété, avec colère, Michel s’efforçait de rappeler à lui les images tièdes encore de son passé. Son père plaisantant et riant avec Constantin Kirillovitch. Son père à cheval, parcourant la propriété, en compagnie de quelques cavaliers tcherkess. Son père ému et grave, le jour où Michel, tout enfant, avait quitté Armavir pour se rendre à l’Académie d’études commerciales pratiques. Tant d’agitation, tant d’espoir, tant de travail, pour aboutir au silence ! Tant d’heures, tant de visages, pour aboutir à cette heure, à ce visage !
Michel sentait sa gorge se nouer et sa tête s’alourdir de mélancolie. Un rempart venait de tomber, et il était seul dans la campagne découverte. Oui, devant lui, autrefois, il y avait son père. Maintenant, son père étant mort, Michel vieillissait d’une génération. Or, il n’était pas préparé à cette tâche nouvelle, à cet âge nouveau. Il eût fallu, sans doute, qu’Alexandre Lvovitch, sur le point de sombrer, lui confiât le secret de sa réussite, les lois mystérieuses qui l’avaient fait si grand. Mais Michel était arrivé trop tard. Et il devait se contenter de chercher son enseignement dans le mutisme et l’immobilité d’un cadavre. Peu à peu, d’ailleurs, il lui semblait qu’un dialogue essentiel s’organisait entre lui et le visage inerte. Ce n’était rien encore qu’un jeu de questions et de réponses banales. Rien qu’une conversation, peut-être intérieure, mais certainement inspirée par la mort. L’honnêteté, la bonté, le courage, auréolaient la figure d’Alexandre Lvovitch. Sans le secours de la voix, il parlait à son fils et le forçait à réfléchir sainement. Il lui disait que la vie était une rude aventure, qui exige beaucoup de bravoure, de patience et de probité. Il lui conseillait de chérir Tania, malgré sa légèreté et son égoïsme puérils. Il lui ordonnait d’élever l’enfant qui allait naître dans le respect de son nom et l’amour de son pays. Michel écoutait ces propos que personne sauf lui, ne pouvait entendre. Et une paix résignée descendait avec eux de son esprit dans son cœur. Il porta une main à son visage et sentit qu’il avait pleuré. Alors, il essuya ses larmes, se leva, s’approcha du cercueil et, très doucement, comme s’il eût craint de réveiller un dormeur, il appuya ses lèvres sur le front d’Alexandre Lvovitch.