Des pas résonnaient dans le couloir. Un serviteur entra, salua Michel, s’avança vers le cercueil. L’homme tenait une fiole à la main. Il vaporisa de l’eau de Cologne sur le corps.
— Pourquoi faites-vous ça ? demanda Michel à voix basse.
— Mais… c’est… c’est à cause de l’odeur, dit l’autre.
Michel baissa la tête. Il n’avait rien remarqué.
Les funérailles furent barbares et grandioses. Alexandre Lvovitch avait dit à ses proches qu’il voulait être enseveli sans cercueil, pour retourner, suivant les Évangiles, à la poussière dont il était né. Mais Marie Ossipovna s’était opposée à un enterrement aussi expéditif. Pour concilier les désirs du mari et de la femme, le prêtre arménien d’Armavir suggéra de déposer un peu de terre dans le cercueil.
Quatre Tcherkess, en grande tenue, apportèrent un sachet de soie contenant quelques poignées de terre prélevées dans la propriété des Danoff. Michel répandit cette terre autour des tempes et des épaules du défunt. Un dernier service funèbre fut célébré à la maison. Puis, les quatre Tcherkess installèrent le cercueil sur des sangles de drap, glissèrent la partie libre de la sangle en travers de leur épaule, et, d’un même geste, soulevèrent la dépouille de leur maître. Deux autres Tcherkess portaient, derrière eux, le couvercle. La procession se forma dans la rue. Il pleuvait. Les trottoirs étaient noirs de monde. La moitié de l’assistance ne put entrer dans l’église.
Après la cérémonie religieuse et l’enterrement, deux dîners de funérailles furent servis chez les Danoff. Un dîner pour les femmes, dans le salon. Un autre, pour les hommes, dans la salle à manger.
Marie Ossipovna présidait la tablée des femmes. Au cours du repas, les invitées louèrent les qualités du défunt. La veuve, à chaque compliment, inclinait la tête en signe de gratitude. Elle était aussi impassible et fière que la veille. Elle se tenait très droite. Elle ne parlait pas. Simplement, son regard sévère s’arrêtait parfois sur quelque vieille Arménienne bavarde, qui mangeait plus que de raison ou ricanait avec sa voisine. Et l’autre, aussitôt, se taisait, détournait les yeux.
À la table des hommes, des vieillards confrontaient les souvenirs qu’ils avaient gardés d’Alexandre Lvovitch. Ils évoquaient des temps très lointains où le père de Michel était un jeune homme, vif et rieur, qui aimait le cheval, le tir au pistolet, la chasse. Ils célébraient son courage, son équité, sa gaieté qui étaient légendaires.
— Sais-tu seulement, disait l’un d’eux en touchant le bras de Michel, sais-tu seulement que ton père a appris seul, dans des livres, tout ce qu’on enseigne dans les écoles ? Il a fait reconstruire cette maison d’après les plans qu’il avait tracés. Les architectes n’en revenaient pas !
— Comment peut-il savoir ? soupirait un autre. Notre Alexandre Lvovitch était trop modeste. Il ne racontait rien. C’est par Artem que j’ai connu tous les détails sur la reconstruction de la maison. Et aussi comment ton père avait fait le coup de feu à l’âge de dix ans, contre des bandits tcherkess.
Michel connaissait l’histoire, mais, par politesse, il dit :
— J’ignore tout de cette aventure.
— Voilà ! Voilà ! s’écria l’homme. Il faut que je te renseigne ! Oh ! C’est très simple. On était rude, en ce temps-là. On luttait pour vivre. Ton père avait dix ans, lorsque ton grand-père tomba malade.
— Gloire au disparu, tristesse à ceux qui l’ont perdu ! dit le prêtre en avalant un petit verre de vodka.
— Les médicaments manquaient à Armavir, reprit le vieillard. Des brigands montagnards rôdaient aux environs de la ville. Et la colonne militaire de protection avait déjà quitté le fort de Protchnokop pour se rendre à Stavropol. Eh bien ! que crois-tu ? Alexandre Lovovitch, un gamin, n’est-ce pas ? selle son cheval, sans prévenir personne, et le voilà parti dans la nuit. Arrivé à Stavropol, il achète les médicaments et demande une escorte pour le retour. Une escorte ? Quelle question ! Tout le monde se moque de lui. Il repart seul. Mais, aux portes de la ville, un Arménien, originaire d’Armavir, le rencontre et accepte de l’accompagner. Ils se mettent en route, le grand et le petit. Comme la nuit tombe, ils aperçoivent une dizaine de montagnards dissidents, au sommet d’une colline. Les voyageurs mettent pied à terre, couchent leurs chevaux, s’étendent à plat ventre derrière les montures. Et l’Arménien crie : « Gare à vous. J’ai deux fusils et des munitions. Et je suis bon tireur. Je m’appelle Naoum ! » C’était vrai. Il s’appelait Naoum. Puis, il commence à tirer. L’enfant recharge les fusils l’un après l’autre. Les montagnards, sans descendre de cheval, ripostent maladroitement. L’un d’eux tombe. Puis un autre. Naoum visait vite et juste. Vraiment, tu n’en as pas entendu parler ? Ah ! quelle jeunesse ! « Partez, crie l’Arménien. Sinon, je vous tuerai tous comme des chiens. Je m’appelle Naoum. Ne l’oubliez pas. » Enfin, les montagnards s’éloignent. Les voyageurs attendent l’aube, sans bouger de leur poste. Au petit jour, ils remontent en selle et galopent d’une traite jusqu’aux portes d’Armavir. Là, Naoum raconte l’aventure. Quel miel de fête pour le père d’Alexandre Lvovitch ! Je crois bien que c’est ce récit qui l’a guéri d’un coup, et pas les médicaments.
Le vieillard se mit à rire doucement en plissant les yeux. Un autre dit :
— Et sais-tu comment Alexandre Lvovitch a sauvé les chevaux pendant l’incendie ?
— Non, dit Michel.
— Aïe ! Aïe ! Aïe ! Écoute donc et apprends à respecter le passé !…
Michel ferma les paupières pour mieux entendre. Il eût aimé que ces témoins bavards ne s’arrêtassent plus de parler. Il maudissait la coutume qui lui interdisait de les questionner à sa guise.
Les convives se séparèrent très tard.
Michel et sa mère les raccompagnèrent jusqu’à la porte. Lorsque les invités furent partis, il y eut un grand vide dans la maison. Et Michel comprit qu’il était le chef.
Depuis quelques années déjà, Alexandre Lvovitch ne s’occupait plus de la direction de l’affaire, dont Michel assumait seul la responsabilité. Simplement, il surveillait la succursale d’Armavir. Michel s’empressa de faire dresser l’inventaire des marchandises en magasin et de nommer un nouveau directeur local. Puis, les formalités de la succession menaçant de se prolonger, il décida d’envoyer un avocat sur place et d’emmener sa mère à Moscou. Il fallut encore une semaine pour que Marie Ossipovna pût boucler ses malles et donner ses audiences d’adieu. Enfin, la mère et le fils quittèrent la ville.
Des Tcherkess à cheval accompagnèrent le train. Ils galopaient à hauteur du wagon qui emportait leurs maîtres. Et ils criaient. Et ils tiraient des coups de feu vers le ciel. Enfin, ils furent distancés par la locomotive. Michel, le front collé à la vitre, les vit gesticuler, tout petits, tout noirs, dans un nuage de fumée blanche. Ensuite, il n’y eut plus rien que la plaine d’herbe et de boue, et le vol pesant des corbeaux. Le chauffeur du train vint vérifier la température sur le thermomètre accroché dans le compartiment. Marie Ossipovna avait mis des gants et tenait un mouchoir devant sa bouche. Elle était furieuse et digne. C’était la troisième fois de sa vie qu’elle voyageait en chemin de fer.
CHAPITRE X