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Tania venait à peine de s’installer devant son secrétaire pour relire une lettre de Michel, lorsque la femme de chambre entra dans le boudoir et annonça d’un air mystérieux :

« Il y a une dame, en bas, qui désire parler à madame. »

Tania réprima un geste d’impatience. Elle avait eu beaucoup de mal à se ménager un après-midi libre pour s’isoler dans la réflexion et le chagrin. La mort d’Alexandre Lvovitch l’avait profondément affectée. D’abord parce qu’elle aimait et admirait son beau-père. Mais aussi parce qu’elle imaginait la tristesse de Michel et se savait impuissante à le consoler. Il souffrait loin d’elle, parmi les meubles et les pensées de son enfance. Et elle demeurait à Moscou, inutile et morne, dans sa jolie robe noire. Encore une longue journée à attendre. Et, demain matin, à onze heures, si le train n’avait pas de retard…

— Quel est le nom de cette dame ? demanda-t-elle.

— Je n’ai pas très bien compris, dit la femme de chambre. Quelque chose comme Vrouniloff.

— Connais pas, dit Tania.

— Elle vient au sujet de votre frère, Nicolas Constantinovitch.

À ces mots, Tania se leva brusquement et son visage devint pâle.

— C’est Mme Braniloff, que tu es sotte ! Fais-la monter, vite, vite…

Une appréhension terrible glaçait le cœur de Tania. Chaque fois qu’on prononçait le nom de Nicolas en sa présence, elle évoquait les pires catastrophes. Pour que la femme de Braniloff se fût dérangée, il fallait que le jeune homme eût été victime d’un accident, d’une maladie grave, d’une arrestation. Par une propension naturelle à dramatiser les moindres événements de son existence, Tania repassa en esprit mille signes néfastes qui avaient hanté ses rêves depuis quelques nuits : une chouette, un serpent, des branches cassées.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! gémissait-elle, il ne manquait plus que cela !

Puis elle donna un coup d’œil à son reflet, noir et mince, dans la glace. La robe fronçait un peu trop sur les épaules. Elle l’avait bien dit à la couturière. Toutes les mêmes ! D’un geste sec, Tania tira les manches sur ses poignets. La porte s’ouvrit. Une dame potelée et rose, au poitrail de nourrice, entra dans la pièce en esquissant deux ou trois courbettes. Elle pouvait avoir quarante ans. Une cape de soie mauve, passementée de vert, lui couvrait le haut du corps. Son chapeau était construit en coques de rubans. Elle balbutia :

— Madame Danoff, sans doute ? Je n’ai pas le plaisir de vous connaître. Mais j’ai aperçu votre mari, chez nous. Un si bel homme ! Il est encore absent, à ce que m’a dit votre domestique ?

— Il rentre demain, dit Tania.

— Pauvre monsieur ! Son père est mort, n’est-ce pas ?

— Oui, dit Tania, agacée par ce préambule inutile.

— Hélas ! reprit Mme Braniloff, à notre époque il vaut mieux être mort que vivant.

Tania désigna un siège à la visiteuse et s’assit elle-même dans la bergère.

— Quelle jolie robe ! dit Mme Braniloff en plissant les paupières. Ah ! le noir, le noir… Aucune couleur ne peut lutter avec cette couleur-là… Et cette ceinture torsadée… Moi, je ne m’habille plus guère, mais j’apprécie encore les toilettes des autres…

— Vous vouliez me parler de mon frère ? dit Tania d’une voix faible.

Mme Braniloff joignit les mains et poussa un soupir :

— Oui ! Oui ! Figurez-vous, c’est un malheur, Nicolas Constantinovitch nous a quittés.

Tania, brusquement soulagée, se sentit devenir faible et bête de contentement :

— Et c’est tout ?

— Comment, c’est tout ? s’écria Mme Braniloff. Il est parti, ran-tan-plan, sans laisser d’adresse. Il nous a dit qu’il allait à Saint-Pétersbourg, que Moscou n’était plus sûr, qu’on lui offrait du travail là-bas. Je vous demande un peu ! Vous trouvez, vous, que Moscou n’est pas sûr ? Quand on est un honnête homme, toutes les villes sont sûres ! Non, la vérité la voici : il s’est acoquiné avec des révolutionnaires. On a dû perquisitionner chez lui. Et il a levé le pied. C’est une honte ! Un jeune homme si bien !…

Elle se tamponnait les yeux avec un mouchoir plié en triangle.

— Oui, dit Tania, Nicolas nous cause bien du souci. Tant qu’il était chez votre mari, nous pouvions encore le joindre, le conseiller…

— Ah ! oui, et je vous jure qu’il ne manquait de rien. Je le soignais. Je lui faisais des petits plats. Qu’est-ce qu’il va manger maintenant ? Du pain sec et des choux aigres !

L’indignation empourprait le visage de Mme Braniloff,

— Mon mari, reprit-elle, parle de « dévouement à l’idéal ». Il dit que, lui aussi, quand il était jeune, rêvait de travailler à l’anéantissement du tsarisme. Mais c’est un menteur. Tel que je le connais, il est trop gourmand et trop peureux pour avoir jamais préféré la misère au confort. Votre frère a dû vous dire : il s’occupe d’apiculture. La vie des abeilles. Et pourquoi pas ? Puisque ça l’amuse plus que de plaider des procès. Ah ! le monde est fou, fou, fou… »

Elle agitait devant sa figure ses petites mains courtes, gantées de mitaines en filet :

— Où allons-nous ? Pauvre Nicolas ! Et cette guerre ! Tant de braves garçons qui tombent, Dieu sait pourquoi ! Avez-vous les dernières nouvelles ?

— Mon frère, qui se trouve en Mandchourie, m’écrit quelquefois, dit Tania avec suffisance.

— Vous avez un autre frère là-bas ? Ah ! c’est admirable et navrant, navrant et admirable ! Toute ma vie, j’ai regretté de n’avoir pas eu d’enfants.

Ses paupières roses battirent rapidement :

— Nicolas, c’était un peu mon enfant. Je le choyais, je le grondais, en tout bien tout honneur. Qui est-ce que je vais choyer et gronder maintenant ?

Elle renifla avec sentiment et se tut. Tania ne savait que dire. Le départ de Nicolas l’inquiétait, certes, mais en voyant Mme Braniloff, elle avait redouté des nouvelles plus graves.

— Nous tâcherons de retrouver son adresse à Saint-Pétersbourg, de le ramener ici, murmura-t-elle. Rien n’est perdu… Il est peut-être parti, comme il vous l’a confirmé, pour s’occuper d’un travail plus rémunérateur…

— Puissiez-vous dire vrai ! gémit Mme Braniloff. Puissiez-vous le ramener !

Elle minauda :

— Je m’ennuie de lui.

Puis elle cacha son visage dans ses mains et poussa un petit cri aigu :

— Qu’allez-vous penser ?

Tania commençait à trouver que cette femme bavarde lui faisait perdre son temps. Mais comment l’éconduire ? Plusieurs fois, elle se leva, se rassit. Mme Braniloff demeurait toujours soudée à son fauteuil. À présent, elle parlait de la guerre contre le Japon :

— Ces Anglais, je ne leur pardonnerai jamais ! En voilà une idée de nous faire des difficultés parce que l’amiral Rojdestvenski a quitté Reval avec sa flotte ? Il faut bien qu’on aille au secours des nôtres. Et par où passer ? Pas par le pôle Nord ? Je voudrais bien les voir à notre place. Moi, je trouve que nos marins sont des héros. Et ce n’est pas parce qu’ils ont endommagé quelques bateaux de pêche anglais, sans le vouloir, qu’on doit leur jeter la pierre. Mon mari parle de complications diplomatiques avec l’Angleterre. C’est une sottise. Les diplomates n’ont qu’à se taire et laisser travailler les honnêtes gens ! N’êtes-vous pas de mon avis ?

— Si, dit Tania.

— Savez-vous qu’on a perdu 30 000 hommes à la bataille de Liao-Yang ? C’est à peine croyable. Tout ça pour abandonner la ville. Et Port-Arthur, vous pensez qu’il tiendra ?…

— Je l’ignore.

— Votre frère ne vous en parle pas dans ses lettres ?

— Non. Il est très discret.