— Où se trouve-t-il ?
— Du côté de Moukden, je crois.
— L’un à Moukden, l’autre à Saint-Pétersbourg ! Quelles destinées ! soupira Mme Braniloff. Cela mériterait un poème. Savez-vous que j’écris des vers ?
Mais Tania ne l’écoutait pas. Elle s’était approchée de la fenêtre et regardait la rue voilée de pluie et de vapeur. Un coupé s’était arrêté devant la maison. Volodia en descendit, et Tania se sentit délivrée.
— Excusez-moi, dit-elle en se tournant vers Mme Braniloff, mais j’attends quelqu’un et…
Déjà, le pas de Volodia retentissait dans le couloir. Mme Braniloff se leva péniblement, rajusta sa capeline et défripa d’une pichenette sa robe mauve froissée.
— Je ne veux pas vous importuner plus longtemps. Je me sauve.
— Dès que vous aurez des nouvelles de Nicolas, ne manquez pas de me prévenir, dit Tania.
— Aurai-je jamais de ses nouvelles ? soupira Mme Braniloff.
Comme elle achevait ces paroles, Volodia entra dans la pièce et s’immobilisa, interdit, devant elle. Tania le rassura d’un clin d’œil, écourta les présentations et raccompagna Mme Braniloff jusqu’à la porte. Sur le seuil Mme Braniloff se pencha vers elle et lui chuchota à l’oreille :
— C’est encore un de vos frères ?
— Non, dit Tania.
Et elle rougit.
— Dommage, dit Mme Braniloff.
Puis, elle s’engagea dans le couloir qu’emplit la rumeur de sa robe froufroutante.
— Ouf ! s’écria Tania, en refermant la porte. Grâce à vous, me voici libérée de cette créature encombrante.
— Que voulait-elle ?
— C’est la femme de Braniloff. Elle était venue m’annoncer que Nicolas avait quitté Moscou.
— Ah ? dit Volodia.
Visiblement, il n’avait prêté aucune attention à la réponse de Tania. Occupé par ses propres pensées, il regardait d’un œil vague les murs, la fenêtre. Il s’assit enfin et croisa les jambes.
— Michel rentre demain, dit Tania.
— Oui, murmura Volodia. On me l’a dit au bureau. J’ai voulu vous parler avant son retour.
Son visage prit une expression embarrassée. Il se caressa les sourcils du bout des doigts, puis se passa brusquement la main sur le front et éclata de rire :
— Vous devez vous demander quelles révélations je vous prépare !
— Non, dit Tania, je sais déjà que vous allez me parler d’Olga Varlamoff.
Volodia fit la grimace :
— Je vous ennuie ?
— Mais non, vous m’amusez !
— C’est encore plus grave.
Il décroisa ses jambes et s’installa, les coudes au genou, le menton dans les mains. Son regard était humble. Il dit subitement :
— Tania, je vais partir,
— Vous voulez vous engager ? s’écria Tania.
— Non, dit-il, je vais partir avec elle, pour la Crimée. Elle a des amis, là-bas. Elle veut se reposer.
— De quoi ?
Volodia se leva et fit quelques pas dans la pièce en se dandinant. Il déplaça un brûle-parfum sur une table, rectifia la tenue d’un coussin.
— De quoi ? répéta Tania.
Alors il pivota sur ses talons, se planta devant elle, les mains dans les poches, et dit d’une voix courte :
— Elle est enceinte.
Tania supporta le coup sans broncher. Mais, à l’intérieur d’elle-même, elle éprouvait une révolution bizarre. On eût dit que tous les organes de son corps se resserraient douloureusement. En même temps, l’inquiétude, le dépit, la colère brouillaient ses pensées et l’empêchaient de parler. Elle put articuler enfin :
— Vous êtes sûr ?
— Oui.
Il avait baissé la tête et regardait obstinément le tapis, entre ses souliers.
— Et… et que comptez-vous faire ? demanda Tania en reprenant sa respiration.
— Je ne sais pas, dit Volodia. Elle voudrait que je l’épouse. Cela paraît juste, normal…
— Mais oui, dit Tania, et elle se sentit si faible qu’elle appuya sa nuque au dossier de la bergère.
Volodia eut un sourire un peu bête.
— C’est drôle, n’est-ce pas ? dit-il, que vous soyez toutes les deux enceintes, en même temps.
— Oui, c’est drôle, murmura Tania.
— Seulement, pour vous c’est une joie, et pour elle…
À ce moment, Tania s’entendit prononcer des paroles étranges :
— Pourquoi ne le fait-elle pas disparaître ?
Il y eut un long silence, pendant lequel Tania crut qu’elle allait défaillir de honte. Puis Volodia dit doucement :
— Je le lui ai proposé : elle ne veut pas.
— Je comprends, je comprends, dit Tania précipitamment.
Elle hésita une seconde et ajouta :
— C’est tout en son honneur… Il ne faut pas… Ce serait affreux…
Volodia sortit les mains des ses poches, les regarda attentivement.
— Oui, dit-il. Alors, la seule solution possible c’est…
— Mais voyons ! s’écria Tania d’une voix détimbrée, il n’y a pas à tergiverser. Vous devez l’épouser…
— Je vais y réfléchir, dit Volodia. Nous partirons. Nous déciderons là-bas. Oh ! quelle sale affaire !…
Son visage se crispa dans une grimace pleurarde. De petites larmes brillantes tremblaient devant ses yeux. Il marmonna :
— N’en parlez pas à Michel, surtout. Dites que je me prépare pour… pour un voyage d’agrément…
Il répéta avec rage, en serrant les poings :
— Un voyage d’agrément, vous entendez ?
— Quand partirez-vous ? demanda Tania dans un souffle.
— Dans une ou deux semaines.
— Vous reverrai-je avant ?
— Mais oui…
Il lui tendit la main :
— Au revoir, Tania…
Elle frémit et détourna la tête. Il sortit rapidement. La porte était restée ouverte derrière lui. Tania regarda longuement le rectangle vide et obscur qu’encadrait le chambranle. Puis, elle se leva et se mit à marcher dans la pièce, à petits pas réguliers. Une détresse affreuse lui écrasait le front. Vigoureusement, elle voulut se distraire des images qui l’obsédaient. Mais chaque sursaut de révolte l’enfonçait plus avant dans son chagrin. Olga Varlamoff était enceinte. Et cela dans le même temps qu’elle. Cette coïncidence grotesque était blessante pour Tania. Il lui semblait qu’en l’imitant cette créature lui volait le privilège d’une situation exceptionnelle. Son aventure intime était en quelque sorte diminuée par la concurrence déloyale d’une étrangère. Mais ce n’était rien encore. À cette perte de prestige s’ajoutait pour elle un affront plus sensible. Volodia se préparait à épouser une femme, non point tant par amour que par correction. Pour tenir un engagement absurde, il deviendrait un monsieur rangé, posé et fade, un monsieur comme les autres. Un mari. Et elle, Tania, quelle que fût son indignation, ne pouvait que l’encourager à réparer sa faute. Pour obéir à des lois morales surannées, elle devait le pousser à consommer son malheur. Après tout, ce rejeton, personne ne l’avait voulu. Il n’avait rien à faire dans ce monde. Aucune comparaison possible avec l’enfant que Tania donnerait à Michel. Ah ! que cette histoire était donc bête et affligeante ! La seule consolation que Tania pût trouver à sa peine, était de se dire que Volodia épouserait Olga Varlamoff à contrecœur et forcé par les circonstances.
« Ce sera bien fait », grommela Tania, en frappant du poing droit sa main gauche ouverte.
Peu à peu, l’idée du désarroi où Volodia se voyait plongé apaisait le tourment de la jeune femme. Une espèce de satisfaction méchante dominait à présent son esprit. Elle se sentait mieux. Elle reprenait courage. Tout à coup, elle se rappela la pauvre face inquiète de Volodia, et une envie de rire lui réjouit tout le corps. Elle se rapprocha de la fenêtre et regarda la rue, dans l’espoir douteux que le coupé de Volodia était encore rangé contre le trottoir. Mais la rue était vide. Un crépuscule timide effaçait l’épaisseur des maisons. Tania étendit le bras, alluma une lampe. Cette lumière domestique invitait au calme et à la réflexion. Une torpeur bienfaisante envahissait le ventre de Tania. Elle s’assit dans un fauteuil, pencha la tête sur son épaule et s’efforça de respirer à larges intervalles. « Rien n’est décidé encore. Volodia agira selon sa conscience. Hum ! la conscience de Volodia ! D’ailleurs, cette affaire ne me concerne pas. Je suis bien sotte de m’émouvoir. Michel rentre demain. J’attends un enfant de lui. Je l’aime. » Pour affermir sa conviction, Tania ouvrit un tiroir du secrétaire et en extirpa des photographies de Michel. Longtemps, elle regarda ce visage familier, avec une violence, une exigence douloureuses. À force d’interroger le carton brillant, il lui semblait que les traits de Michel se boursouflaient, s’animaient et se détachaient du plan horizontal. Il grandissait. Il prenait ses vraies dimensions dans la pièce. Même il se déplaçait avec lenteur devant les yeux de Tania. Elle eut peur de cette hallucination banale et ferma les paupières. Son cœur battait promptement. De petites gouttes de sueur perlaient à la racine de ses cheveux. Une bouffée de chaleur lui gonfla les joues, « Je ne me sens pas bien. Ah ! oui, c’est l’enfant… » Un contentement stupide relâcha tous les muscles de son corps. La petite horloge Louis XV sonna six coups, dans l’ombre tiède du boudoir. Un doigt discret frappait à la porte :