— C’est votre thé, madame.
— M. Stopper et M. Sopianoff ont téléphoné, dit le valet de chambre en accompagnant Volodia dans le salon.
— Ils m’embêtent, grogna Volodia. S’ils rappellent, tu diras que je ne suis pas rentré.
— Mme Varlamoff aussi a téléphoné.
Volodia fronça les sourcils et jeta à son serviteur un regard oblique. Le visage de Youri était imperturbable.
— Je ne suis là pour personne, dit Volodia avec brusquerie.
Youri s’inclina profondément. Mais il semblait à Volodia qu’un sourire narquois plissait les lèvres du domestique. Il alluma une cigarette et passa dans la salle à manger. La table n’était pas mise. Remarquant l’expression fâchée de Volodia, Youri murmura en croisant ses grosses mains gantées :
— Nous n’attendions pas Monsieur. Monsieur avait prévenu qu’il dînerait en ville.
— Première nouvelle ! s’écria Volodia, chez qui ?
— Je ne sais pas, Monsieur. Peut-être chez Mme Danoff ?
— Non.
— Ou chez Mme Varlamoff ?
— Encore moins.
Youri se gratta le crâne du bout des doigts :
— Monsieur désire-t-il que je lui prépare quelque chose ?
— Inutile. Je n’ai pas faim. D’ailleurs, je ne veux pas te voir. Va-t’en.
Le valet de chambre se retira sur la pointe des pieds et referma la porte.
Alors, Volodia s’assit devant la grande table nue de la salle à manger et caressa du plat de la main le bois frais et verni. Son regard distrait courait le long des murs, sur les moulures de chêne marron, sur les assiettes armoriées, sur les deux paysages verts qui encadraient la fenêtre. La desserte supportait une pile de vieux journaux à demi dépliés. De sa place, Volodia lut machinalement les titres gras : « Port-Arthur résiste victorieusement… » « Nos troupes évacuent la région de Liao-Yang… »
Sa détresse était telle qu’il se demanda un moment s’il ne ferait pas mieux de s’engager dans l’armée. Cette fuite glorieuse lui éviterait l’obligation de choisir entre le mariage avec Olga Varlamoff et la vie loin d’elle. Là-bas, il s’arrangerait pour être versé dans quelque centre administratif. Il ferait la guerre au bureau. Et, à son retour en Russie, ayant pris le temps de la réflexion, il annoncerait à la jeune femme sa décision irrévocable. L’essentiel était d’obtenir un délai. Mais Olga Varlamoff ne voulait pas entendre parler de délai. L’enfant grandissait dans le ventre de la mère, jour après jour. Cette exigence aveugle, minutée, mécanique, exaspérait Volodia. Partir ! Mais pouvait-on être sûr, lorsqu’on partait comme soldat, de revenir sain et sauf avec les honneurs de la guerre ? Que deviendrait-il si, par malchance, ses relations ne jouaient pas et qu’on l’incorporât dans une formation combattante ? La boue, le froid, le risque quotidien, les blessures, la mort peut-être… Il frissonna. « Ce serait trop bête… » Une rage froide pénétrait son corps. Sa rancune contre Olga Varlamoff se faisait épaisse, obsédante. Violemment, il la rendait responsable de son angoisse. « Elle n’avait qu’à se surveiller ! Qui sait, même, si elle ne l’a pas fait exprès ! Pour me forcer à l’épouser, coûte que coûte ! » Il buta contre cette idée. Autrefois, il acceptait assez facilement la perspective du mariage. C’était elle, plutôt, qui paraissait hostile à leur union. L’aimait-il donc moins que par le passé ? Non. L’estime, la tendresse, le désir qu’il vouait à la jeune femme étaient demeurés intacts. Simplement, il ne voulait pas admettre d’être commandé par les événements. Du seul fait qu’une solution lui était imposée, il la jugeait odieuse. « Qu’elle supprime cet enfant et, alors, peut-être, je l’épouserai. » Cette phrase lui sembla résumer admirablement son état d’âme. Olga Varlamoff était-elle si pieuse, ou si sotte, que la pensée d’un avortement la comblât d’indignation ? Elle lui avait dit : « Je n’ai pas le droit. » Pourquoi n’avait-elle pas le droit ? Qui le lui interdisait ? Des lois croûteuses ? Des préceptes moraux usés jusqu’à la corde ? Pouvait-on s’arrêter à de pareils enfantillages lorsqu’une existence d’homme était en jeu ? Eh ! oui, c’était absurde et révoltant, mais l’existence de Volodia, le bonheur ou le malheur de Volodia, se trouvaient entre les mains d’une femme enceinte. Il l’aimait trop pour la quitter et trop pour l’épouser de force. Il était pris entre deux situations aussi cruelles l’une que l’autre. Emmuré d’avance dans des histoires de nausées, de langes, de biberons, d’entrailles, de complexes. Englué par anticipation dans un univers de soins intimes dont il avait horreur.
— Mais je suis libre ! s’écria-t-il soudain, et il appliqua un coup de poing sur la table.
À ce bruit, le valet de chambre entrebâilla la porte, mais apercevant le visage furieux de son maître, il la referma aussitôt. Volodia se dressa d’un bond et se mit à marcher dans la salle à manger en bousculant les chaises. Il grommelait :
— Je la déciderai. Elle le fera passer. Ou alors…
Subitement, l’idée le traversa que cette décision était une lâcheté insigne. « Je suis peut-être une brute, un égoïste ? » Il haussa les épaules : « Non. Je suis un homme libre. Un homme qui agit selon son cœur, selon son intérêt. N’importe qui, à ma place… »
Une bouteille de vin trônait sur la desserte, entre les journaux. Volodia ouvrit le buffet, prit un verre, le remplit jusqu’au bord. Sa main tremblait. Le goût lourd du vin sur sa langue l’occupa un instant. Il eut, tout à coup, pendant l’espace d’un éclair, la notion exacte de son existence. Il s’éloigna des autres. Il fut seul, divinement, avec, au centre de lui-même, cette odeur et cette saveur un peu âcres de raisin et d’alcool. Une affection inconsidérée l’animait pour sa propre personne. De toutes ses forces, il désirait demeurer disponible. Au fond, jusqu’à ce jour, il n’avait pas vécu sérieusement. Il ne s’était attaché à rien. Il avait louvoyé entre les femmes et les hommes, attentif à ne jamais dépenser pour eux ses réserves d’enthousiasme et d’énergie. Grâce à ce jeu léger, il s’était gardé des amours absorbantes comme des haines stériles, il restait neuf, après mille pirouettes et mille saluts passagers. Et voici qu’on voulait le forcer à vivre. D’un geste, on lui chargeait sur les épaules une femme, un enfant, une maison. On lui désignait une route toute droite. Et, au bout de la route, un fossé.