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Il fronça le nez et se versa un second verre de vin : « Elle peut toujours attendre… » Ayant bu, il se sentit mieux. Comme s’il eût deviné son désir, Youri entra dans la pièce, portant une assiette garnie de tartines au caviar :

— J’ai pensé que Monsieur avait faim.

— Tu es une perle, Youri, dit Volodia.

Et il commença à manger. Il mastiquait vigoureusement les tartines, et une béatitude animale s’installait dans son estomac. Lorsqu’il eut fini, il se leva et se tamponna les lèvres avec son mouchoir. Puis, il prit son chapeau, sa canne, ses gants et descendit dans la rue. Un fiacre passait qu’il arrêta d’un geste :

— Rue Skatertny…

Pendant tout le trajet, il s’efforça de prévoir la réaction de Tania lorsqu’il lui annoncerait qu’il avait décidé de rompre avec la Varlamoff ou d’obtenir qu’elle se fît avorter. Mais, chez les Danoff, une déception l’attendait. Dès le seuil, le valet de chambre lui apprit que Mme Eugénie Smirnoff était en visite chez madame.

— Si Monsieur veut bien me suivre jusqu’au boudoir.

— Non, dit Volodia, je repasserai.

Et il se retrouva dans la rue, furieux et chagrin. Pendant près d’un quart d’heure, il se promena au hasard des trottoirs mal éclairés. Sur le coup de dix heures du soir, il se tenait debout devant l’hôtel particulier d’Olga Varlamoff. De la lumière brillait à travers les vitres de la porte d’entrée. Il hésita longtemps, puis, avec un sentiment de corruption lamentable, il gravit les marches et pressa la sonnette d’argent.

Olga Varlamoff le reçut dans le petit salon, où brûlait une seule lampe à la clarté rose et sucrée. Son visage était mince et nu, émouvant. Au premier regard, Volodia éprouva pour elle une grande pitié. Des paroles laides et dures chaviraient dans sa tête. Sa tristesse devenait légère, agréable, musicale. Il murmura :

— Olga, j’ai beaucoup réfléchi…

Elle posa une main fraîche sur son front et répondit à voix basse :

— Il ne faut pas. Je comprends ton hésitation, ta frayeur même. Nous partirons ensemble. Et là-bas, à Goursouf, loin de tous, nous déciderons…

— Oui, oui, dit Volodia, tout ce que tu voudras… Je t’aime…

— Ce n’est pas toujours suffisant, dit-elle.

CHAPITRE XI

Le train s’arrêta. Les portières s’ouvrirent sur une foule de visages pressés. Michel sauta du marchepied, courut vers Tania, et elle l’entendit qui murmurait tout contre sa tempe :

— Ce n’est rien. Ne pleure pas, chérie…

À première vue, il lui parut maigri et mal rasé. Son amour se fortifiait d’une compassion très tendre. Elle palpait le bras de Michel. Elle apprenait à le reconnaître, comme s’il eût échappé à un accident mortel.

— J’étais si malheureuse, dit-elle. Je sentais ton chagrin…

Il se recula un peu, plissa les yeux et dit tristement :

— C’est drôle de te voir en deuil… Tu as l’air si petite, si accablée… Je n’aime pas tout ce noir… Il faut vivre, vivre malgré tout…

Puis il agita les bras, héla des porteurs et retourna au wagon pour aider sa mère à descendre.

Marie Ossipovna s’avança vers sa belle-fille avec une majesté sombre et lourde. Ses voiles de deuil étaient immenses. Hors des fourrures, des plumes et des tulles noirs, émergeait un visage aigu et jaune comme un bec. Elle s’appuyait sur une canne, que Tania reconnut pour être celle de la défunte aïeule des Danoff.

— J’ai beaucoup pensé à vous, dit Tania en baisant une joue fripée et froide qui sentait la cire vierge.

— Ça va, ça va, grommela Marie Ossipovna.

Elle posa sa main gantée de noir sur le ventre de sa bru. Les doigts s’attardèrent un peu. Elle dit :

— C’est encore maigre…

Tania était rouge de confusion.

— Il ne remue pas encore ? reprit Marie Ossipovna.

— Non, dit Tania.

Marie Ossipovna eut un petit rire serré.

— Le mien remuait très tôt. On verra, hein ? si c’est un vrai Danoff…

Des porteurs s’affairaient autour d’une montagne de malles, de valises, de sacs et de balluchons. Michel donnait des ordres d’une voix brève. Marie Ossipovna, la lippe désenchantée, marmonnait :

— Ils ne savent rien faire à Moscou. Chez nous, à Armavir, depuis longtemps tout serait en règle. Mais ici, rien que des fainéants. Ils sont gros. Et c’est comme s’ils étaient maigres. À quoi ça sert, hein ? Et cette gare est sale ! Ça sent mauvais ! Comment est-ce qu’on permet que ça sente si mauvais ?…

Installée dans la voiture, elle affecta une indifférence altière. À Michel qui lui nommait les monuments, les églises de la ville, elle répondait :

— Oui… Oui… Tiens, on dirait l’église d’Armavir… C’est tout ce qu’il y a comme monde dans les rues ?… Comme ces chevaux sont maigres !… Vous n’avez donc rien à manger, chez vous ?… Et ces femmes ?… Tu trouves ça joli, ces chapeaux, hein, hein ?

— Très joli, dit Tania d’une voix ferme.

Marie Ossipovna lui lança un regard fâché, détourna la tête.

Dans la maison de la rue Skatertny, Michel avait affecté à l’usage de sa mère trois vastes chambres du second étage, dont les fenêtres ouvraient sur la cour. Marie Ossipovna trouva les pièces petites, mal éclairées et meublées en dépit du bon sens. Elle voulait une salle à manger particulière, où elle pût prendre ses repas seule, et aux heures qui lui convenaient. Ayant ramené d’Armavir deux femmes de chambre, elle leur interdit de bavarder avec les domestiques de son fils. Enfin, elle exigea que Michel rappelât de sa propriété un Tcherkess qui serait son garde du corps personnel. Michel eut beau lui expliquer que les rues de Moscou étaient paisibles et que le concierge actuel avait toute sa sympathie, Marie Ossipovna le gronda pour son inconséquence : comment osait-il confier son existence et sa fortune à la surveillance d’un Moscovite, qui n’avait peut-être jamais tiré un coup de feu dans sa vie, et ne saurait se défendre qu’avec un méchant balai ? Michel céda sur ce point encore, et Tania lui dit qu’il manquait de caractère.

Dès l’abord, elle avait reconnu dans sa belle-mère une ennemie intime. Marie Ossipovna souffrait visiblement de tenir un rôle secondaire dans la maison de son fils. Habituée à commander chez elle, elle acceptait mal qu’une jeunesse prétendît lui imposer ses lois. Surtout, elle se sentait humiliée à l’idée que les meubles, les domestiques, les heures des repas avaient été choisis par sa bru. Avec une franchise primitive, elle ne cachait pas sa désapprobation et son envie. Elle allait, de chambre en chambre, traînant ses mains sur le bord des tables, sur les dossiers des chaises, sur les cadres des tableaux, et, lorsqu’elle apercevait Tania, elle brandissait un doigt gris de poussière :

— Voilà comment ils font le ménage, chez toi ! Hein ? Tous des fainéants ! Je te félicite.

Lorsque Marie Ossipovna dînait avec « ses enfants », il lui arrivait de repousser un plat en grognant :

— De la bouillie pour les chats ! Tu devrais mieux surveiller ton personnel !

Tania devenait blanche et se mordait les lèvres. Michel changeait vite de conversation.

Un jour, Marie Ossipovna profita de l’absence de sa belle-fille pour visiter les armoires de Tania. Le soir, elle lui dit :