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— Ça sent l’écurie, dit-elle. Ils ne savent pas les faire, à Moscou. Tu te souviens des boulettes qu’on servait à Armavir ?

Elle sortit un mouchoir et se moucha en détournant la tête. Tania sentit que ses mâchoires se crispaient de dégoût. Marie Ossipovna regarda sa belle-fille et sourit un peu.

— Elle est nerveuse, hein ? dit-elle. C’est le mauvais air. Elle devrait marcher un peu plus. Et s’habiller autrement. Regarde comme elle s’étrangle dans un corset. Ça a l’air de quoi ?… Une femme grosse doit avoir le ventre à l’aise, hein ? Tu songes trop à faire la coquette, ma fille…

— C’est bien son droit, dit Michel.

— Non. Quand une femme est comme ça, il ne doit plus y avoir que l’enfant qui compte. Mais on pense aux jolis messieurs blonds. Il est venu encore aujourd’hui, celui-là.

— Qui ? demanda Michel.

Les joues de Tania s’enflammèrent.

— En effet, maman, Volodia est venu, dit-elle. Mais Michel était au courant de sa visite. Quand aurez-vous fini de m’espionner ?

— Pas de grands mots, pour l’amour du Ciel, dit Michel en levant les bras.

— Ce n’est plus une vie ! s’écria Tania. Elle est tout le temps derrière moi. Elle ne sait que faire de la journée, alors elle… elle…

— Je m’en vais, dit Marie Ossipovna.

Et elle se leva de table.

— Mais non, voyons, reste, ce n’est rien, balbutiait Michel.

— Ce qui n’est rien pour toi est trop pour moi, dit Marie Ossipovna. Tu feras servir un repas froid dans ma chambre. Si ta femme veut me demander pardon, qu’elle vienne demain matin. Je lui pardonnerai, parce qu’elle est grosse.

Et Marie Ossipovna quitta la pièce en s’appuyant lourdement sur sa canne.

Lorsqu’elle fut partie, Tania repoussa son assiette.

— N’avais-je pas raison ? dit-elle.

— Si. Mais tu lui demanderas pardon quand même. C’est ma mère.

Après le repas, Michel proposa à Tania d’inviter quelques amis pour la soirée. Elle refusa :

— Je suis trop laide, avec ce ventre.

— Mais je t’assure qu’on ne voit rien.

Tania eut un rire amer :

— Toi, tu ne vois rien…

Elle ajouta d’un ton funèbre :

— Je vais me coucher et lire.

Une fois que Tania se fut déshabillée et couchée, Michel entra dans la chambre et s’assit au chevet du lit. Tania lisait. Michel s’ennuyait. Il bâilla, fit craquer les articulations de ses doigts.

— Je t’en prie ! dit Tania.

Alors, il se leva et se mit à marcher de long en large dans la pièce.

— Que lis-tu ? dit-il.

Au lieu de répondre, Tania ouvrit des yeux épouvantés et tendit son index vers un coin du mur :

— Là, là,… une araignée…

Elle rentra la tête dans les épaules.

— J’ai horreur de ces bêtes… Chasse-la… Mais sans l’écraser, surtout !

Michel appliqua sa main contre la cloison et la fit glisser prestement vers l’araignée. Or, il avait mal calculé son élan et l’insecte s’écrabouilla dans sa paume. Il secoua les doigts, d’un air piteux :

— Je l’ai tuée. Tant pis.

— Je ne peux pas voir ça ! gémit Tania.

— Eh bien, ne regarde pas, dit Michel. Je vais me laver les mains et on n’en parlera plus.

Mais il s’arrêta, étonné. Tania le dévisageait avec une haine, un dégoût véritables.

— Qu’as-tu ? dit-il.

— J’ai… j’ai que tu n’es qu’une brute !

— Tu plaisantes…

— Non, tu… tu n’es pas meilleur que les autres, marmonnait Tania. Je croyais en toi… Et voilà…

— Tout ça pour une araignée ?

— Parfaitement. Tu l’écrases et tu t’en moques, comme n’importe qui… Comme Volodia… C’est vulgaire… c’est… c’est laid… c’est…

Et elle se mit à pleurer.

Michel demeurait abasourdi, les bras ballants, les doigts écartés. Il avait cru d’abord à une plaisanterie. Mais Tania était sincère. Et il ne savait quelle attitude prendre devant son chagrin. Fallait-il se fâcher ou la plaindre ? Plus que jamais, il lui semblait que sa femme était une sorte de monstre incompréhensible et précieux. Cette colère futile, au lieu de l’irriter, lui paraissait admirable. Il essuya ses mains, furtivement. Puis, il s’approcha du lit, posa deux doigts sur le bras nu de Tania.

— Ne me touche pas ! s’écria-t-elle.

Il dit :

— Tania… Je t’assure… Je n’ai pas fait exprès, tout à l’heure…

Et, tandis qu’il parlait, il sentait avec ravissement qu’il était grotesque.

Les jours suivants, Tania espéra follement recevoir une lettre de Volodia. Mais son attente fut longtemps déçue. Au bout de deux semaines, enfin, une carte lui parvint, datée de Goursouf, et portant les signatures accouplées de Volodia et d’Olga Varlamoff. Tania déchira la carte. Cependant, Michel avait reçu la même au bureau. Il dit à Tania :

— Comme je les envie ! Nous grelottons dans la pluie et la boue, et eux filent le parfait amour, sous un ciel bleu, parmi les palmiers, et les roses…

Un peu plus tard, un télégramme arriva au bureau, réclamant de l’argent pour payer les frais d’hôtel qui dépassaient les prévisions de Volodia. Enfin, dans les derniers jours de novembre, Volodia débarqua lui-même à Moscou. Il était seul. Sa première visite fut pour Tania. Lorsque le valet de chambre lui annonça que M. Bourine demandait à la voir, Tania était en train d’épingler son chapeau pour sortir. Elle demeura un moment stupide et molle, puis elle jeta son chapeau sur le lit et ordonna d’une voix blanche :

— Vous conduirez M. Bourine dans le boudoir.

Restée seule, elle s’assit devant sa coiffeuse et attendit que son cœur eût repris un rythme normal. Enfin rassérénée, elle quitta sa chambre, longea le couloir gris et luisant où pendaient des estampes anglaises et poussa la porte du boudoir. Volodia lui parut plus grand et plus beau que dans son souvenir. Elle fut fâchée de l’émotion qui renaissait en elle.

— Alors, dit-elle d’un air objectif, ce voyage ?

— Oh ! dit Volodia, tout est perdu.

Son regard avait une expression traquée. Il passa la langue sur ses lèvres.

— Expliquez-vous, dit Tania en s’asseyant.

— Eh bien, dit Volodia, que dire ? Au début, j’ai été très heureux. Le soleil, les promenades à cheval. Mais les jours succédaient aux jours. Il fallait se décider. Je me suis rappelé vos conseils…

— Je ne vous ai donné aucun conseil ! dit Tania.

— Enfin… vos silences, dit Volodia avec un sourire nerveux. Je me suis imaginé marié, lié pour la vie. J’ai eu peur de cette servitude. Alors…

Il cacha sa tête dans ses mains et murmura :

— C’est affreux, aidez-moi, Tania.

À mesure que Volodia s’abandonnait au désespoir, Tania reprenait courage. Elle se sentait devenir sèche et dure, inhumaine, tranquille.

— Vous lui avez demandé de faire disparaître l’enfant ? dit-elle.

Volodia, sans écarter les mains, soupira :

— Oui.

— Et vous lui avez promis de l’épouser ensuite ?

— Oui.

— Et elle a accepté ?

Volodia releva la tête. Son visage portait la marque rose de ses doigts en travers des joues et du front :

— Je me souviens de notre discussion. Lorsque je lui ai dit ça, je m’attendais à des cris, à des larmes. Pas du tout. Elle m’a regardé dans les yeux, drôlement, comme si elle examinait un étranger. Le premier, j’ai baissé les paupières. Alors, très calmement, avec le sourire, elle m’a demandé de chercher une sage-femme qui voulût bien se charger de l’opération. Oh ! comme j’étais heureux ! Tout devenait facile. Je lui baisais les mains. Je lui jurais de l’aimer, de l’aimer toujours. Elle était belle, mais belle…