Une moue malchanceuse tordait ses lèvres. Ses yeux s’emplissaient de larmes.
— Continuez, dit Tania.
Tous ses muscles lui faisaient mal, comme si elle eût participé à une lutte violente. Une résolution, sans gaieté, maintenait son dos droit. Comme Volodia se taisait, elle répéta :
— Continuez, je vous écoute…
— C’est bien ce qui me gêne, Tania, dit-il avec servilité. Qu’allez-vous penser de moi ?
— Je suis votre amie, dit Tania sans conviction.
Il s’accrocha à cette phrase avec une allégresse lamentable de réprouvé. La face barbouillée de honte, il bredouillait :
— Oui, n’est-ce pas ? quoi qu’il arrive, vous êtes mon amie ? Si vous saviez comme j’ai souffert ! Ce ciel bleu. Cette mer bleue. Et moi, courant d’adresse en adresse, entre Yalta et Goursouf, à bout de souffle, à bout d’espoir. J’ai fini par trouver une vieille Tartare. Une tête de brute, couturée de cicatrices, avec des cheveux noirs huileux, des mains courtes et sales. J’ai amené Olga chez elle.
Une peur pointue et rapide comme une flèche traversa Tania. Elle demanda :
— Il… il ne lui est pas arrivé malheur ?
— Non, dit Volodia, tout s’est bien passé. Lorsqu’elle a été rétablie je lui ai répété que je tiendrais ma promesse de l’épouser. Alors, elle m’a regardé de nouveau, droit dans les yeux, comme la fois où je lui avais conseillé de supprimer l’enfant. Oui, de la même façon. Elle était étendue sur une chaise longue, dans sa chambre, à l’hôtel. Je me rappelle tout. Son visage, les meubles. Donc, elle m’a regardé. Longtemps, longtemps. Puis, elle a dit d’une voix calme : « Non seulement je ne vous épouserai pas, Volodia, mais je ne veux plus vous revoir. »
Volodia avait, sans le vouloir, imité l’intonation exacte d’Olga Varlamoff. Tania frémit, comme si la jeune femme fût entrée subitement dans la pièce. Un silence pénible s’établit. Enfin, Volodia reprit avec volubilité :
— Je ne veux plus vous revoir ! Imaginez-vous cela ! J’ai supplié, j’ai menacé, j’ai demandé des explications. Rien. « Je ne veux plus vous revoir. » Impossible d’en tirer autre chose. Quatre jours de suite, j’ai tenté de la fléchir. Mais, plus j’insistais, et plus elle me recevait durement. J’avais l’impression de la dégoûter. Je me dégoûtais moi-même. Bientôt, elle condamna la porte de sa chambre. Puis elle changea d’hôtel. Alors, je suis parti. Elle est restée là-bas, toute seule. Elle a écrit pour qu’on lui amène son fils. Elle ne veut plus revenir à Moscou.
Il s’arrêta de parler. Mais tout son corps était agité de tremblements convulsifs. Tania éprouvait une extraordinaire impression de vitesse à travers sa tête. La joie et la honte fusaient en elle et se mélangeaient aisément. Elle réagit contre ce vertige et dit d’un air brusque :
— Vous voilà donc débarrassé des menaces de mariage. Que vous faut-il de plus ?
Un cri rauque et ridicule lui répondit :
— Mais je l’aime !
Elle plissa la bouche avec écœurement :
— Vous croyez l’aimer, parce qu’elle a repoussé votre demande. Mais, si vous l’aviez aimée véritablement, vous n’auriez même pas songé à lui imposer cette épreuve.
— Si, je l’aime, gronda Volodia. Je suis un salaud, mais je l’aime. Et elle mérite mon amour. Jamais, jamais, je ne rencontrerai plus une femme pareille. Belle, désirable, intelligente, délicate…
Il s’appliqua un coup de poing sur le front :
— Idiot ! J’ai tout gâché ! Sa vie et la mienne !
De nouveau, il avait pris sa tête dans ses mains et pleurnichait d’une façon petite et comique. Tania considérait avec une répugnance mêlée de curiosité cette belle victime toute fraîche et gonflée de larmes. Tant de clameurs et de grimaces pour une histoire de lit ! Après tout, Olga Varlamoff n’était pas la première qui se fût fait avorter. Et Volodia n’avait plus l’excuse de l’extrême jeunesse pour déplorer avec cette impudeur la perte d’une maîtresse commode.
En vérité, Tania aurait admis le désordre de Volodia s’il avait été commandé par une raison virile : la trahison d’un ami, la mort d’un parent, une dette impayée… Mais il était intolérable que Volodia s’avilît à cause d’une femme. Tania savait que les femmes n’étaient pas des anges nimbés de lumière et nourris de musique, mais des personnes de chair, qui avaient mal au ventre, qui transpiraient sous les bras, qui camouflaient un bouton au coin de leur lèvre, qui dérobaient sous des toilettes intelligentes les menues difformités de leur taille, et qui posaient à la divinité au moment précis où elles avaient envie de dormir ou de se gratter l’oreille. Elle savait que les femmes ne devaient leur charme qu’à un mensonge de corps et d’âme, qu’elles étaient malades, faibles, souvent sottes et méchantes. Elle savait tout cela, et elle s’irritait de voir que Volodia se prosternait devant l’une de ces femmes, comme si elle eût été différente des autres. Elle s’en voulait aussi d’être une femme et de ne pouvoir, par conséquent, dénigrer ses compagnes sans se dénigrer elle-même. Ah ! que les hommes étaient donc trébuchants et bornés ! Comme ils donnaient bien dans le panneau ! Leur besoin d’adoration quotidienne était tel, qu’ils n’hésitaient pas à encenser les créatures les moins dignes de l’être, les plus lointaines du rêve, les plus proches du règne animal.
— Que vais-je devenir, maintenant ? gémissait Volodia d’une voix enrouée.
— Un homme libre.
— Je tenais tant à son estime, à son amour. Et voilà. Elle me hait. Elle me méprise.
— Qu’en savez-vous ? dit Tania. Elle vous admire, peut-être, de lui avoir résisté.
Mais Volodia poursuivait sa pensée :
— Je veux bien que le monde entier me méprise, mais pas elle !
Une rage fraternelle anima tout à coup le cœur de Tania. Elle ne pouvait plus supporter que cet homme fût à ce point dupe des apparences. Furieusement, elle s’écria :
— Mais qu’est-ce qui vous plaît donc dans cette rouquine ?
Volodia s’arrêta de geindre et la regarda, éberlué.
— Vous croyez, reprit Tania avec une espèce d’éloquence vulgaire, vous croyez qu’Olga Varlamoff est exceptionnelle ? Ah ! vous me faites bien rire ! Elle est comme les autres, mon cher. Ni meilleure ni pire. Est-ce qu’elle vous a permis d’allumer la lampe de chevet après l’amour, de l’accompagner au petit matin dans le cabinet de toilette ?
— Vous êtes folle ? balbutia Volodia.
— Non, n’est-ce pas ? Parce qu’alors, peut-être, vous auriez découvert l’animal derrière la femme que vous adoriez.
— Je vous défends de parler ainsi, dit Volodia faiblement.
— Cette femme-là n’est pas faite d’une autre chair, d’un autre sang que les autres. Je les connais, moi, je les connais… Nous sommes toutes pareilles… Rien de merveilleux, je vous jure… Nous ne méritons pas…
Un voile salé lui nouait la gorge. Elle forçait sa voix grippée :
— Volodia… Vous… vous êtes bien fait de votre personne… Vous êtes intelligent, spirituel, galant, fortuné… Tous les atouts sont dans vos mains… Et vous tremblez devant… devant ça… enfin…
Elle ne savait plus former ses phrases. Elle bégayait. Ayant remarqué que Volodia observait son visage, sa taille, elle ramena instinctivement les bras sur son ventre gonflé. Volodia paraissait très ému.
— Pourquoi me dites-vous cela ? murmura-t-il.
— Parce que j’ai beaucoup d’affection pour vous... Parce que je ferais n’importe quoi pour… pour vous sauver… enfin pour votre bonheur… Parce que je ne peux pas être heureuse si vous êtes malheureux…