Elle secoua le front. Des larmes venaient à ses yeux. Elle les sentait gicler au coin de ses paupières :
— Vous devez vous dire… c’est ridicule… cette femme au gros ventre qui ose me donner des conseils…
Elle ne put achever. Un hoquet douloureux écarta ses lèvres. À travers une brume flottante, elle vit que Volodia se rapprochait d’elle, tombait à ses genoux.
— Je suis sotte, dit-elle enfin en ravalant une gorgée de salive.
À présent, la bouche de Volodia effleurait ses paumes de petits baisers frais et vivants. Elle regardait fixement sa tête inclinée. Le faux col blanc et raide, un peu large, découvrant la naissance de la nuque. Il y avait une tache de poussière sur l’épaule droite du veston. Volodia répétait :
— Vous êtes une amie, ma seule amie, Tania… Merci pour tout… Votre générosité... Votre franchise… Je n’oublierai jamais… Seulement, ne pleurez pas… Oh ! je ne peux pas voir vos larmes…
Il ajouta plus bas :
— Il ne faut pas que Michel vous trouve dans cet état… Je partirai… Mais, d’abord, promettez-moi de vous ressaisir…
Tania ne savait plus si c’était la honte ou la joie qui l’affaiblissait de la sorte.
— Non… non… il ne faut pas que Michel me trouve ainsi, dit-elle. Allez-vous-en.
Pourtant, elle fut déçue de le voir se relever et gagner la porte.
Cette scène l’avait trop ébranlée pour qu’elle songeât à sortir, malgré les rendez-vous qu’elle avait pris. Elle attendit donc le retour de Michel, assise dans le boudoir, l’œil fixe, les mains engourdies. La première neige tombait dans la rue. Le jour n’en finissait pas de mourir. Michel rentra tard. Il était fatigué et bâillait à se décrocher la mâchoire.
— J’ai invité Volodia à déjeuner pour demain, dit-il. Il a rompu avec la Varlamoff. Il est effondré. Ça passera.
— Oui, ça passera, dit Tania.
Et il lui sembla que son cœur devenait petit et dur comme une pierre.
Ce soir-là, elle dîna légèrement et se coucha tôt. Mais, toute la nuit, des rêves rouges la visitèrent. Elle imaginait Volodia, déchiquetant avec un couteau de cuisine le ventre d’une femme morte, ou courant le long d’un canal avec un paquet sanglant sous le bras, ou célébrant la messe devant une assemblée de nourrissons décapités.
Au petit jour, elle se réveilla, baignée de sueur, le front douloureux, les mains flasques. Sa conversation de la veille avec Volodia lui paraissait lointaine et irréelle. Elle ne voulait pas croire qu’elle se fût abaissée jusqu’à pleurer devant lui. En vérité, elle lui gardait une espèce de rancune pout tout ce qu’il avait dû penser en la voyant si faible et si bavarde. La perspective de le rencontrer, après cette explication, lui était pénible. Elle souhaitait qu’il se décommandât à la dernière minute. Mais la matinée passa sans que le moindre coup de téléphone vînt rassurer Tania. Et, à l’heure dite, Volodia et Michel arrivèrent pour le déjeuner.
Tania ne descendit qu’au moment de passer à table. Dès qu’elle eut franchi le seuil du salon, Volodia s’avança vers elle pour la saluer. Elle l’observa brutalement, comme pour le pénétrer et le comprendre d’un coup. Le visage de Volodia, rose et calme, avec ses yeux écarquillés, ses oreilles un peu grandes, la déçut. Quand il lui prit la main, elle sursauta et serra les dents. À table, elle feignit la fatigue et se désintéressa ostensiblement de la conversation. Mais elle ne perdait pas un regard, pas un geste de Volodia. Il mangeait avec appétit et buvait ferme. Il accélérait sa convalescence, d’après les conseils mêmes de Tania. L’aisance avec laquelle il émergeait du désespoir avait quelque chose de hâtif et d’incorrect. Tania s’accorda le plaisir de plaindre Olga Varlamoff. Lorsque Volodia, en sortant de table, s’approcha de la jeune femme et murmura : « Merci, Tania », elle ne tourna même pas la tête.
— Notre conversation d’hier soir m’a fait tant de bien, reprit Volodia d’une voix humble.
— Pas à moi, dit Tania. Je serai plus longue que vous à oublier.
— Oublier quoi ? dit-il. Je ne vous ai rien fait…
Tania le toisa d’un regard méprisant et dit :
— Vous perdez de vue que, moi aussi, je suis enceinte.
CHAPITRE XII
Cette année-là, les fêtes de la Noël furent attristées par l’annonce de la capitulation de Port-Arthur. Jamais la Russie n’avait connu de reddition aussi humiliante. Trente mille hommes de troupe, huit généraux, quatre amiraux, un important matériel tombaient aux mains des Japonais. Les journaux multipliaient les bulletins nécrologiques. Des manifestations s’organisaient un peu partout pour réclamer la fin de la guerre. Dans le peuple, circulaient des chansons comiques sur les troupes de Kouropatkine, qui avaient emporté des icônes au lieu de munitions :
Pour défendre notre patrie,
Nous n’emportons que des icônes,
Avec l’espoir qu’à notre place
Elles prendront le plomb dans le cul.
Depuis deux mois, Tania et ses parents n’avaient reçu d’Akim qu’un télégramme laconique, où il disait avoir été décoré sur le champ de bataille. L’absence de nouvelles précises inquiétait Tania, et elle souhaitait maintenant que la paix fût signée au plus vite, et dans n’importe quelles conditions. Michel partageait son avis, car les troubles intérieurs s’aggravaient en Russie, et il lui paraissait urgent d’en finir avec l’ennemi extérieur pour combattre l’ennemi du dedans. En effet, des milieux révolutionnaires, le mécontentement avait gagné les milieux intellectuels. Des idéologues applaudissaient aux embarras du gouvernement et espéraient que les difficultés de l’armée russe en Mandchourie inciteraient l’empereur à accorder de nouvelles réformes libérales. Cependant, des hommes partaient toujours pour les frontières d’Orient, découragés, hébétés, inutiles. Et, à l’arrière, les cabarets, les théâtres, les restaurants étaient bondés de fêtards.
À l’occasion du Nouvel An, Tania organisa chez elle une petite soirée à laquelle ne furent conviés que les très proches amis de la maison. Le souper fut servi à la lueur des bougies. Au dessert, Volodia prononça un discours humoristique en vers libres. Puis, Eugénie Smirnoff demanda à l’écrivain Malinoff de leur lire sa dernière nouvelle. Elle avait obtenu de Tania l’autorisation d’amener ce personnage illustre, qui était son amant depuis quelques mois, et dont tout Moscou admirait les œuvres.
Sans avoir jamais été au front, Malinoff s’était spécialisé dans les contes de guerre. Il décrivait volontiers les misères du paysan russe arraché à sa charrue et poussé vers d’atroces combats modernes. Sa pitié facile, son abondance larmoyante, lui valaient la sympathie du public féminin. Ayant tiré de sa poche un paquet de feuillets manuscrits, il commença à lire.
Eugénie Smirnoff, pétrifiée par l’attention, ne le quittait pas des yeux. Elle ne remarquait même pas, ou feignait de ne pas remarquer, que Volodia lui avait pris la main sous la table. Mais Tania observait les moindres gestes de Volodia. Elle acceptait aisément, d’ailleurs, qu’il essayât de se distraire avec cette sotte d’Eugénie. Car Eugénie était inoffensive. Elle ne risquait pas d’accaparer et d’annihiler Volodia comme Olga Varlamoff avait médité de le faire. Ne disait-on pas qu’Olga Varlamoff songeait à épouser maintenant un colonel, âgé de cinquante ans, qu’elle avait rencontré à Goursouf ? Tout cela pour étonner la galerie ! Quelle femme ! Heureusement Volodia avait su échapper à ses griffes ! Sans doute, il était encore un peu triste et endolori, mais déjà il cherchait une remplaçante. « Au fond, il me dégoûte », se dit Tania, avec une espèce d’amusement irrité. Et elle cessa de le regarder pour mieux écouter la prose de Malinoff.