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Malinoff lisait d’une voix moelleuse et lente. Une petite barbe dorée encadrait son visage pâle, noble et mou. Il était parfumé au vétiver. « Alors Protopopoff pensa au village natal, disait-il, et, devant ses yeux, surgit la petite église à coupole verte, et la mare croûteuse où barbotaient les canards lustrés. Le sang s’écoulait de sa blessure et les canards chantaient dans ses oreilles… »

— Dieu que c’est beau ! soupira Eugénie, et elle serra la main de Volodia d’une manière significative.

Michel profita de l’interruption pour demander s’il s’agissait d’une « histoire vraie ».

— Bien sûr, cher monsieur, s’écrie Malinoff, sinon je ne l’écrirais pas.

Et il poursuivit sa lecture. Lorsqu’il eut achevé, tout le monde battit des mains, et Volodia dit à Eugénie :

— Vous savez, moi aussi j’ai écrit de petites choses à mes moments perdus. Un roman. Des récits. Il faudra que je vous montre ça !

— Oh ! oui, dit-elle.

— Mes amis, dit Michel, l’heure fatidique approche. Qu’on serve le champagne.

Au dernier coup de minuit, les convives choquèrent leurs coupes avec entrain, et échangèrent les souhaits et les baisers d’usage. Comme Volodia embrassait Tania sur les deux joues, la porte s’ouvrit en grinçant, et Marie Ossipovna parut sur le seuil. La mère de Michel était toute ruisselante de paillettes de jais. Elle portait un plumet noir sur la tête. Elle tenait une canne à la main. Cette vision funèbre glaça les invités. Marie Ossipovna avait refusé d’assister au réveillon, mais avait promis de venir saluer ses enfants pendant la fête. Elle s’avança, raide, sévère, le regard perdu, comme une somnambule. Ayant donné l’accolade à Michel et à Tania, elle toisa fièrement le reste de l’assemblée.

— Bonne année, Marie Ossipovna ! dit Volodia.

— Ah ! tu es là, toi ? grogna la vieille. Eh bien, bonne année.

— Bonne année, Marie Ossipovna ! Bonne santé ! crièrent des voix.

Le sang afflua aux joues de Marie Ossipovna. Elle frappa le parquet de sa canne.

— Je vais dormir, dit-elle.

Et elle sortit à pas lents.

Dès que sa belle-mère eut quitté la pièce, Tania ordonna d’apporter un baquet d’eau et des bougies pour interroger l’avenir. Les dames applaudirent. Les messieurs prirent un air indulgent et sceptique.

— Savez-vous que cette coutume remonte aux premiers âges de l’Antiquité ? dit Malinoff. J’ai écrit un poème à ce sujet.

Mais personne ne lui demanda de le réciter.

Le baquet d’eau avait été posé sur un guéridon recouvert d’une nappe. Selon son habitude, Michel s’était chargé de l’organisation :

— Un peu d’ordre. Les dames d’abord. L’une après l’autre.

Chacune des invitées s’avançait à tour de rôle vers le récipient et chauffait un bâtonnet de cire au-dessus d’une bougie. La cire tombait dans l’eau en larges larmes blanches et se solidifiait aussitôt. De singulières figures boursouflées nageaient à la surface, et les jeunes femmes s’efforçaient d’y reconnaître les signes de leur destin.

— Regarde, Serge, criait une petite dame évaporée, on dirait une bague. Cela veut dire que tu m’achèteras une bague cette année.

— Je trouve que cela ressemble plutôt à un monocle, disait le mari.

— Les hommes sont si bêtes ! Impossible d’être sérieux avec eux ! N’est-ce pas que c’est une bague, Tania ?

— Mais oui, ma chérie.

— Et moi, gloussait une autre. Voyez, Tania. C’est comme un grand oiseau. Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ?

— J’ai entendu raconter qu’un oiseau signifiait « amour coupable », disait Volodia.

— Hum ! Hum ! grognait Malinoff. Je pencherais plutôt pour un voyage.

— L’un n’empêche pas l’autre !

— Moi, disait Eugénie Smirnoff, c’est drôle, on jurerait deux têtes.

— Des jumeaux ! s’exclama Volodia. Vous allez avoir des jumeaux !

Eugénie se fâcha et rougit violemment de toute la figure. Puis, elle se mit à rire et dit :

— Au secours, Tania, ils sont tous ligués contre moi ! Ils me taquinent !

Malinoff la regarda sévèrement. Elle était vraiment trop bête. Comment avait-il pu perdre son temps avec elle ? Lui, un homme célèbre, intelligent, cultivé. N’importe quelle femme eût été flattée de coucher avec lui. Et il avait choisi celle-là. Il lui avait promis, même, de lui dédier son prochain livre. Cela, il ne le ferait pour rien au monde.

— Vous êtes trop loin du baquet, monsieur Malinoff, dit Tania. Vous ne pouvez rien voir.

— C’est ce qui vous trompe, dit-il, les signes que je lis sur vos visages me renseignent plus exactement que les taches de cire du baquet.

Il était content de sa phrase. Mais nul ne parut l’avoir remarquée. En vérité, ces Danoff n’étaient que des commerçants mal dégrossis, des parvenus. Malinoff s’ennuyait chez eux. Il regarda sa montre.

— À votre tour, Tania, dit Eugénie Smirnoff.

Tania, elle aussi, chauffa la cire et la laissa couler dans l’eau. Les dames l’entouraient en se tenant par le bras.

— Oh ! on dirait un arbre.

— Un sapin tout blanc.

— C’est bête.

— Vous y comprenez quelque chose ?

— Peut-être une croix ?

— Quelle horreur !

Tania observait ce profil d’arbuste rabougri et blanchâtre qui nageait sur l’eau. Et, elle ne savait pourquoi, une douce tristesse envahissait son cœur. Elle entendait Michel et Volodia qui discutaient dans son dos.

— Il faut absolument faire revenir Akim, disait Volodia. Je trouve absurde qu’il risque sa peau pour rien. On n’a plus besoin de lui, là-bas. On n’a plus besoin de personne. Nous sommes à la veille d’une ère de paix et de prospérité libérales.

— J’ai tenté déjà de le faire revenir, disait Michel. Mais c’est impossible.

— Khoudenko est bien revenu ! Il s’est fait porter malade. Un petit voyage à Kharbine. Et le voilà rentré avec des théières japonaises et des plateaux de laque. C’est tout ce qu’il a vu de la guerre. Des théières japonaises et des plateaux de laque !

— Akim ne trichera jamais, dit Michel.

Tania baissa la tête.

— Alors, ce petit sapin ? demanda Eugénie Smirnoff. Qu’est-ce qu’il signifie ?

— Je ne sais pas, dit Tania. Mais je le trouve sinistre. Excusez-moi un instant.

Et elle quitta le salon en courant. Elle éprouvait subitement le besoin de regarder une photographie d’Akim, comme pour se persuader qu’il existait encore. Une fois dans sa chambre, elle tira d’un sous-main le dernier portrait de son frère en uniforme. Avec avidité, avec inquiétude, elle contempla ce visage de petite brute juvénile, au menton épais, au nez court.

— Pourvu qu’il ne lui arrive rien ! gémit-elle. Akim ! Akim !

Elle s’était assise au bord du lit. Tout à coup, elle devina que la porte s’ouvrait. C’était Michel.

— Tu n’es pas bien ? demanda-t-il.

— Si, si, dit-elle. Va les rassurer. J’arrive.

La soirée se prolongea jusqu’à quatre heures du matin. Mais, dès deux heures, Malinoff avait prétexté un travail urgent pour prendre congé de ses hôtes. Il rentra chez lui, en fiacre, sous la neige molle et fondante qui tournoyait autour des becs de gaz. Bercé par le trot du cheval, il songeait à son art, à sa vie, à lui-même, et une grande lassitude lui venait de cette réflexion. En vérité, il était las de toujours parler du moujik aux mains calleuses et du petit soldat courageux qui se fait tuer à son poste. Mais le public aimait ce genre de récits et n’aurait pas compris qu’il changeât de style et de thème. Il soupira. Un hoquet parfumé au champagne mourut sur ses lèvres. « Eux, ils crèvent, et moi, j’écris », pensa-t-il encore.