Le cocher se tourna vers lui et dit, d’une manière absolument inattendue :
— Pas fameuses, n’est-ce pas, les nouvelles, barine ?
— Non, dit Malinoff.
— Moi, j’ai un fils là-bas… C’est pour ça… Il est parti et on ne sait rien…
— Marche, marche, dit Malinoff avec irritation.
— Un beau gars, reprit le cocher en secouant ses guides. Il serait passé patron dans l’année. Et voilà… Tant et tant de chrétiens qui meurent !…
Puis il se tut. Des grelots tintaient dans les oreilles de Malinoff. Le froid attaquait son visage. Il rentra son menton dans le col en fourrure de son pardessus et souhaita que le cocher ne lui adressât plus la parole. Les maisons glissaient, grises et blanches, de part et d’autre de l’attelage. Çà et là, il y avait des fenêtres allumées, et une bouffée de musique saluait le passage du traîneau.
Les troupes cantonnées autour de Moukden réveillonnèrent, vaille que vaille, dans leurs trous de glace. Akim partageait avec quatre officiers de son régiment une taupinière creusée dans la neige. C’était la plus coquette zemlianka de la région. Une porte minuscule était pratiquée dans la paroi blanche. Quatre marches conduisaient à la chambre souterraine où brûlait un feu de bois. Le 31 décembre, les ordonnances de ces messieurs avaient décoré la zemlianka avec des branchages, des sabres croisés et de petites nattes de prière volées dans une pagode. Le souper fut servi sur une caisse. Il se composait de vieux harengs, d’un poulet tiède et musclé et d’un fond d’eau-de-vie. À minuit, les officiers burent du champagne en l’honneur du tsar, du régiment, de la Russie, de leurs femmes, de leurs belles et d’eux-mêmes. On manda un cosaque, réputé pour sa voix de ténor, et il chanta debout, les bras croisés sur la poitrine, le regard lointain. Akim était triste. Il avait été nommé de service aux avant-postes, pour la nuit. Il devait relever Troubatchoff qui avait patrouillé tout l’après-midi dans la neige. D’une minute à l’autre, un guide envoyé des grand-gardes viendrait le chercher, et il faudrait quitter la chaleur du feu, les camarades, le vin, les chansons.
— Une triste nuit de réveillon ! grommela-t-il.
— La plus belle pour un militaire, s’écria un capitaine congestionné et hilare. Pendant que nous boirons, tu abattras des Japonais.
— Dans ce sacré pays, dit un autre, je crois qu’il sert plus de boire que d’abattre des Japonais !
— Un chant guerrier en l’honneur du sous-lieutenant Arapoff, victime du devoir !
Le cosaque se tourna vers Akim, rejeta la tête en arrière et, à pleine gorge, lança les premières paroles du chant. Les convives l’accompagnaient en sourdine. Le bûcher envoyait au plafond un bouquet d’ombres disloquées.
Le cosaque est parti pour la terre lointaine,
Sur son cheval rapide, si rapide et si noir,
Il laisse pour toujours les lieux qui l’ont vu naître,
Il ne reverra plus la maison des aïeux.
La voix du ténor se faisait plaintive :
C’est en vain que sa jeune femme
Soir et matin regarde vers le Nord,
Elle attend, elle attend que des terres lointaines
Lui revienne son cosaque bien-aimé.
— En chœur ! En chœur ! criaient les officiers.
Maintenant, toutes les voix unies cognaient les parois de glace et résonnaient violemment :
Mais lui combat derrière les montagnes,
Pour la patrie russe et pour le tsar
Là-bas, souffle le vent des neiges,
L’hiver recouvre tout de son gel craquant.
Les sapins et les pins y tressent leurs murailles…
Tous, ils s’efforçaient de paraître gais, insouciants et rudes, et, cependant, tous, ils songeaient aux réveillons d’autrefois, aux êtres chers qu’ils avaient dédaignés, à l’avenir qui naissait dans la nuit dangereuse.
Plantez sur ce tertre un obier de mon pays,
Pour qu’il fleurisse en teintes éclatantes.
— Chante plus vite, imbécile ! Et plus fort ! messieurs, je bois au succès de nos armes !
À minuit et demi, un cosaque des avant-postes se présenta sur le seuil de la zemlianka. Son bonnet de fourrure énorme écrasait un court visage froissé, décapé par le froid. Ses cils étaient blancs de givre. Des morves de glace pendaient à sa moustache. Et son corps semblait à peine démoulé de la neige, avec des adhérences farineuses un peu partout, aux épaules, aux hanches. L’homme salua militairement et demeura debout, pétrifié, devant le feu. De l’eau commençait à couler de lui. Ses dents blanches brillèrent dans sa barbe.
— Votre Noblesse, je viens des grand-gardes, dit-il d’une voix fatiguée.
— Je sais, je sais, dit Akim. Chauffe-toi pendant que je m’habille.
Akim passa une bourka épaisse sur la courte pelisse qui lui capitonnait le torse, enfonça son bonnet de fourrure jusqu’aux oreilles, enfila ses moufles. Un sabre, un revolver Nagan complétaient son équipement. Méthodiquement, il serrait les courroies, assurait ses pieds dans les bottes. Il se sentait un peu las et de mauvaise humeur. Comme si quelqu’un eût été injuste envers lui.
— Bonne nuit, messieurs, dit-il.
— Bonne chance.
Après la chaleur, la lumière, l’odeur humaine de la zemlianka, Akim tomba dans l’espace noir et glacé de la nuit. Autour de lui, il devinait le vallonnement régulier d’autres tanières, où d’autres hommes mangeaient, buvaient, échangeaient leurs souhaits de bonne année. Çà et là, des cosaques étaient accroupis autour de bûchers minables. Des gamelles, enfilées sur un bâton, pendaient au-dessus du feu. Des chevaux, attachés aux piquets, bottaient dans la neige, hennissaient doucement. Ici, on vivait encore. Tout était calme, et sûr, et familier. Mais, plus loin, derrière ce mur en ruine, derrière cette haie de buissons, commençait le danger du silence et de la solitude. L’ordonnance d’Akim lui amena son cheval. Akim sauta en selle.
— Quel froid ! dit-il.
— Moins vingt-cinq, Votre Noblesse, dit l’ordonnance en riant gaiement.
Le cosaque d’escorte enfourcha sa bête.
— Tu connais bien la piste ? demanda Akim en se tournant vers le cosaque.
— Je l’ai faite six fois déjà, Votre Noblesse.
— C’est qu’on n’y voit goutte.
— Moi je vois, dit l’homme.
— Comment t’appelles-tu ?
— Namikaï !
— Eh bien, Namikaï, en route. Et tâche de prendre au plus court.
Les deux cavaliers passèrent entre les zemliankas, d’où s’échappaient parfois le son grêle d’une balalaïka ou la plainte d’un accordéon. Puis ils franchirent le petit mur en ruine, la rangée de buissons aux branchages de verre. Et ils furent dans la plaine, soudain. La nuit était très basse. La neige seule, pâle, luminescente, soutenait le monde à la surface de l’abîme. On ne voyait pas à deux sagènes devant les bêtes. Le froid tranchait le visage, attaquait le nez, les pommettes, solidifiait des diamants dans les yeux. Le cheval d’Akim progressait d’un pas menu, hésitait, glissait parfois, et son maître lui tapotait un peu l’encolure, lui parlait à l’oreille, tendrement, pour l’encourager. Dans le silence énorme, il n’y avait que cet humble bruit de chevauchée et de paroles. Mais, tout à coup, la lune parut, pâle et déformée, derrière des draperies théâtrales de vapeurs. Et le paysage se figea, blanc et bleu, vide et plat, inhabité, irréel, planétaire. Puis d’autres nuages vinrent noyer cette lueur, comme si une poche d’encre avait crevé dans le ciel. Akim arrêta sa monture.