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— Où sommes-nous ? dit-il.

— Encore une petite demi-heure, Votre Noblesse. Vous avez vu, là-bas, il y a un fossé avec des arbres tout du long. Eh bien, derrière le fossé, on prend à gauche et puis…

— Ça va, ça va… Je te crois sur parole…

Et Akim repartit, suivi de Namikaï. De nouveau, les chevaux glissèrent, hennirent faiblement. Les selles grinçaient. Les sabres cliquetaient en cadence. D’instant en instant, le froid serrait mieux la figure. Il semblait à Akim qu’il n’avait plus de chair sur le visage. Toute la chair avait été rongée, dissoute dans ce froid chimique, dans ce silence sidéral. Il avançait avec un masque d’os et de muscles dénudés. Il secoua les épaules.

— Je m’en souviendrai de cette nuit de réveillon ! grognait-il.

— Pourquoi ? La nuit est belle, Votre Noblesse, dit Namikaï.

— Un peu froide pour mon goût !

Namikaï se mit à glousser :

— Il y a plus froid ! Il y a bien plus froid, Votre Noblesse ! L’homme est fait pour supporter le froid ! Ho, carne ! elle allait piquer dans un trou ! Il y a bien plus froid, bien plus froid !…

— Tu es d’ici ?

— De Tomsk, Votre Noblesse. Mais qu’est-ce que ça change ? Qu’on soit d’ici ou de là, Dieu trouve les siens et repousse les autres.

Il y avait dans la voix de Namikaï une douceur, une assurance tranquilles qui enchantaient le jeune homme. Akim le sentait franc et simple, élastique, accommodant, courageux. Il eût aimé bavarder avec lui. Mais, en face d’un inférieur, une sotte fierté l’empêchait de poser sa voix, de trouver ses mots. Il craignait d’être trop familier, ou trop vif, ou trop méprisant envers ses hommes. Il se cherchait une attitude. Il demanda avec effort :

— Dis-moi, Namikaï, es-tu depuis longtemps en ligne ?

— Depuis le début, Votre Noblesse. Quand les diables jaunes ont commencé à taper, j’étais là.

— Je comprends que tu leur en veuilles !

Comme il prononçait ces paroles, Akim en éprouva toute la désespérante absurdité.

— En vouloir ? dit Namikaï. À qui ? Aux Japonais ? Comment leur en vouloir ? Ils sont comme nous. On leur dit : « Va », et ils vont, « Tue », et ils tuent, « Meurs », et ils meurent. Il y en a un, on l’a pris : il pleurait parce qu’on lui avait abîmé son cheval. Ça ne pouvait pas être un mauvais homme, n’est-ce pas, puisqu’il pleurait à cause d’un cheval ? Mais voilà, le Bon Dieu l’a voulu et nous tirons les uns sur les autres, et, quand le Bon Dieu ne le voudra plus, nous boirons ensemble. Qu’est-ce que nous sommes pour le Bon Dieu ? Il s’amuse de nous ! Il s’amuse !

Encore une fois, Namikaï se mit à glousser drôlement en balançant la tête.

— Tu crois que ça amuse Dieu de voir des hommes s’entre-tuer pour des questions de frontières ?

— Il faut bien que ça l’amuse ! Sans ça, pourquoi le ferait-il ?

— Pour nous punir, peut-être !

— Alors, comme ça aussi, il a raison, soupira Namikaï. Oh ! que de péchés ! Que de péchés !

Namikaï se tut. Akim chercha une nouvelle question à lui poser.

— Dis, Namikaï, demanda-t-il enfin, as-tu de la famille ?

— Qui n’a pas de famille, Votre Noblesse ? Bien sûr que j’en ai une. Je l’ai laissée, là-bas. J’ai écrit. Tout le monde est content.

— Tu n’es pas pressé de les retrouver ?

— Est-ce qu’on a le droit d’être pressés, nous autres ? Notre devoir est d’obéir. Le Bon Dieu a dit au tsar, et le tsar a dit aux généraux, et les généraux ont dit aux officiers, et les officiers ont dit aux cosaques : « Il faut faire ci et ça. Et tant que ci et ça ne sera pas fait, on ne pourra pas revenir. » Alors, il faut travailler vite, vite, pour que les cosaques puissent dire aux officiers, et les officiers aux généraux, et les généraux au tsar, et le tsar au Bon Dieu : « C’est fait. Nous avons tué tant d’hommes et brûlé tant de villes. Maintenant, tout est calme. Il est temps de rentrer. »

— Et tu crois qu’il y aura bientôt la paix ? demanda Akim.

— Il n’y aura pas la paix, dit Namikaï.

— Alors, il y aura toujours la guerre ?

— Il n’y aura pas la guerre.

— Qu’y aura-t-il donc ?

— Il y aura un télégramme, dit Namikaï avec une gravité renseignée.

Pour cet être fruste, les grands événements militaires se traduisaient par la réception d’un télégramme. Le mot étrange avait fini par déborder son objet. Il était devenu une valeur en soi, plus important que la paix, que la guerre qu’il annonçait, et plus mystérieux aussi. Akim s’interdit de rire et détourna la tête.

— Si seulement la lune voulait bien sortir ! murmura-t-il pour changer de conversation. Je n’y vois goutte. Je me demande où sont les avant-postes…

— Ne craignez rien, Votre Noblesse. Voici le fossé, voici les fourrés. Nous prenons à gauche. Et bientôt…

Namikaï se tut tout à coup, se courba, et posa une main sur le bras d’Akim.

— Écoutez, Votre Noblesse.

Akim tendit l’oreille. Il percevait maintenant un bruit de sabots, lointain, étouffé en pleine neige. Akim et Namikaï arrêtèrent leurs bêtes, et le piétinement suspect s’arrêta aussi. Ils repartirent au pas, et, comme un écho fidèle, ils entendirent, devant eux, les rumeurs assourdies de la cavalcade. De nouveau, ils s’immobilisèrent. Et, de nouveau, il n’y eut plus rien que le silence. Akim écarquillait les yeux, s’efforçait de discerner la silhouette de ces cavaliers fantômes. Étaient-ce des Japonais ou des cosaques des avant-postes ? Devait-il crier : « Qui vive ? » ou tirer quelques coups de feu au jugé ? Les ténèbres cernaient Akim comme les parois d’un puits. Il se fatiguait les tempes à regarder l’espace aussi opaque et lourd que de la pierre. Cela ne pouvait plus durer ainsi. Il fallait agir. Akim sortit son revolver de l’étui. Namikaï arma son fusil. De l’autre côté de la nuit, il y eut un froissement, un tassement d’hommes et de chevaux.

— Qui vive ? cria Akim.

Le silence répondit à son appel.

— Cosaques ! Qui vive ? reprit Akim.

Une rampe de flammes jaillit dans le noir, à quelque trente pas devant lui. Des balles lui giclaient en pleine figure. Namikaï poussa un gémissement :

— Ça y est, Votre Noblesse !…

Et son corps maladroit dégringola dans la neige. Akim mit pied à terre et déchargea son revolver, à sept reprises, contre les assaillants. Les cavaliers invisibles s’éloignèrent un peu sans riposter. Sans doute, les Japonais se figuraient-ils être tombés sur une patrouille russe supérieure en nombre. Ils reculaient. Akim rechargea son revolver, tira encore dans la direction de l’ennemi. Puis il s’avança vers Namikaï, guidé par les plaintes sourdes, par les jurons du blessé.

— Où es-tu ? dit-il. Qu’as-tu, Namikaï ?

Comme il s’approchait de l’homme, un dernier coup de feu claqua dans la nuit, et Akim se sentit frappé à toute volée dans le dos. Il s’effondra sur le flanc et ferma les yeux.