Ce qui l’étonnait, c’était cette impression de profondeur brûlante dans son corps. Il devinait que la balle avait pénétré de grandes épaisseurs de chair. « Sans doute y a-t-il quelque chose de touché à l’intérieur ? songea-t-il. Le poumon peut-être, ou la colonne vertébrale ? Ce doit être par là. Je n’y connais rien. Quelle sottise ! » Il n’avait jamais surveillé sa respiration, écouté son cœur, tâté son foie. « C’est bon pour les malades de s’analyser ainsi ! » Mais voici qu’il lui fallait à son tour étudier cette charpente solide. « Le poumon… Oui… Est-ce que c’est grave ? »
Là-bas, la fusillade avait repris. Les Japonais se heurtaient aux grand-gardes russes. Et les cosaques les repoussaient pas à pas. Plus tard, ils viendraient relever Namikaï et Akim, et ils les transporteraient jusqu’au campement, vers la fanza du poste de secours. Mais le feu de mousqueterie se tut, subitement. Le silence retomba. Personne.
— Eh ! les amis, hurla Akim.
Et une bouillie tiède lui emplit la bouche. Il vomit. Une tache sombre s’étala dans la neige. Alors, il eut peur. Il se souleva un peu, essaya de ramper, mais retomba sur le ventre. Son cheval et le cheval de Namikaï rôdaient, à la lisière du monde. Il entendait tinter leurs gourmettes. Si loin, si loin. Avec un effort terrible, il plia le bras et glissa la main sous la pelisse, le long du dos, lentement. Lorsqu’il ramena la main, son gant était maculé de sang. Il sentait le sang qui coulait derrière lui, qui gonflait des étoffes, qui durcissait des linges. Un travail horrible vidait ses réserves. Il était en train de mourir. Mais il ne voulait pas mourir ! C’était trop bête de mourir, quand on était jeune et fort comme lui, et qu’on avait encore tant de choses à faire ! Sûrement, des cosaques battaient les fourrés alentour. Sûrement, on allait le découvrir, l’emporter. Il guérirait quelque part, à l’arrière, bien au chaud, couché entre des draps blancs, entouré de visages paisibles. Mais qu’attendaient-ils pour venir, ces brancardiers ? Chaque seconde perdue diminuait ses chances de survie. Et Namikaï qui ne bougeait plus !
— Namikaï ! Namikaï !
Namikaï ne répondit rien. Il était mort, sans doute. À tout autre moment, Akim se fût accordé le luxe de le plaindre. Mais, aujourd’hui, il ne voulait et ne pouvait penser qu’à lui-même. Tant pis pour Namikaï. Tant pis pour tous les autres. Il n’y avait que lui, Akim, qui comptât au monde. Lui, avec son cœur, son estomac, sa rate, son foie, son sang précieux et mesuré.
Brusquement, Akim songea au poste d’ambulance des environs de Liao-Yang, à ces blessés qui râlaient le long de la voie. Il les avait dénigrés autrefois. Il les comprenait maintenant. Il aurait aimé pouvoir hurler comme eux vers quelque train de secours. « Vite ! Vite ! Est-ce que ce n’est pas leurs voix que j’entends ? » Ah ! il n’avait plus honte de gémir comme une bête. Pouvait-on avoir honte de quoi que ce soit lorsqu’on était blessé, lorsqu’on allait mourir ?
— À l’aide ! À l’aide !
Il crie, et sa voix est toute petite entre ses lèvres de glace. Le froid gèle des larmes au coin de ses paupières et sur ses joues. On lui tire le visage avec des ficelles. Il se dégante, il frotte ses doigts avec de la neige. Et des étincelles naissent sous ses ongles, filent dans ses veines, délicieusement. Mais ce seul travail l’épuise. Dire qu’il suffirait de fermer les yeux et de s’assoupir pour que toute souffrance disparût avec le monde ! La vie quitte les extrémités du corps, reflue vers le cœur, vers la plaie qui vibre encore. Puis, la plaie s’arrêtera elle-même d’exister. Et il n’y aura plus en lui qu’un repos immense et bienfaisant. Peut-être faudrait-il se traîner vers les chevaux, se hisser en selle, tenter de rejoindre les avant-postes ? Mais c’est difficile de bouger, avec cette blessure chaude et longue dans le dos. Il peut à peine relever la tête, et on voudrait qu’il fasse des prodiges. On voudrait ? Qui « on » ? Ceux qui tiennent à lui. Ses parents, ses sœurs, son frère. Ils sont cramponnés à lui de tout le poids de leur amour. Ils empoignent ses membres las. Ils le déchirent. Akim murmure :
— Je vous jure que je n’en peux plus !
Violemment, il essaie de se justifier. Qu’ils se mettent à sa place ! Qu’ils réfléchissent un peu ! Ils comprendront qu’il n’y a rien à faire. Rien à faire qu’à mourir là, tranquillement, comme tant d’autres sont morts, dans la neige, dans le soleil, partout :
— Laissez-moi mourir, je vous en prie.
Il ferme les yeux. Il s’évanouit. Mais sa douleur le ranime. La lune a triomphé des nuages. Elle flotte dans un échevèlement de vapeurs rousses et bleues. Elle éclaire une plaine blanche, hérissée de buissons vitrifiés. Akim est couché à quelques pas d’un petit arbre rabougri, aux branches gainées de neige. Plus loin, Namikaï gît, les bras en croix, les jambes écartées. Les chevaux se sont éloignés. Le vent se lève et pousse des tourbillons de poudre brillante à ras du sol. Devant Akim, le petit arbre tremble légèrement, et des flocons d’argent se détachent de ses ramures. Akim aime ce petit arbre. Il voudrait lui donner un nom. Un nuage engloutit la lune. Puis elle reparaît, intacte, lumineuse, tranchante. Akim se demande s’il est encore vivant. Mais oui, puisque le petit arbre est toujours là. Quand il n’y aura plus le petit arbre, ce sera la mort. Il crie, pour l’acquit de sa conscience :
— Ho ! Quelqu’un !
Aucune voix ne répond. Le silence est total, comme au début des âges. Il n’y a sur cette terre que des rumeurs de germinations intérieures, d’infiltrations neigeuses, de mariages minéraux, profonds, intelligents, séculaires. Akim est couché sur un monde en gestation, qui rajuste ses masses et fond ses températures. Il vire avec lui, cloué à lui, parmi des poussières d’astres et des écharpes de buées organiques. Il est un point de la gravitation universelle. Il n’est rien. Mais quel poids l’oppresse, tout à coup ? Un genou l’écrase, l’empêche de respirer. Il a mal. Il existe. Il s’appelle Akim, Akim Arapoff. Et, de nouveau, parce qu’il a mal, parce qu’il s’appelle Akim Arapoff, parce qu’il est un petit homme négligeable, il ne veut pas mourir. Vidé de son sang, de ses forces, il refuse le néant. Il s’entête. Il redresse le cou.
— Au secours !
Il faut lutter contre ce paysage immaculé, tout de cristal, de neige vierge, de lune et de solitude. Il faut lui préférer les hommes, les hommes laids, besogneux, méchants, mais qui, tout de même, vous ressemblent. Oh ! que ne donnerait-il pour apercevoir un visage d’homme, un visage vivant, avec du poil au menton, des yeux qui voient, des oreilles qui entendent, une bouche qui parle, qui parle, qui parle. Il accepterait même un Japonais. Un de ces affreux Japonais qu’il tuait jadis avec tant de joie. Il ne les hait plus, les Japonais. Il les confond en esprit avec les Russes, les Chinois, les Français, les Anglais, les Allemands. Tous sont unis contre cette nature solide, minérale, qui avale les voix, et boit le sang, et tourne sur elle-même dans le vide énorme des années. Il demande que quelqu’un vienne à lui, et voilà tout, et qu’on le touche avec des mains d’homme, et qu’on le réchauffe dans une chaleur d’homme, et qu’on lui dise des mots d’homme, et qu’on le ramène parmi les hommes enfin. Des hommes, des hommes par pitié, pour sauver cet homme seul, perdu en pleine création du monde ! Combien de temps pourra-t-il tenir ainsi ? Deux heures, trois heures, jusqu’à l’aube peut-être ? Pourquoi Namikaï ne bouge-t-il plus ? Akim se serait traîné vers lui. Il se serait blotti contre sa hanche tiède, contre son odeur de cuir et de sueur. Mais Namikaï est mort maintenant. Il fait partie des choses. Il est « passé à l’ennemi ». Et les chevaux ? S’il les avait auprès de lui, il lui semble qu’il serait moins seul : un cheval qui vous regarde, qui rumine doucement, qui change de pied et vous souffle au visage son haleine chaude. C’est bon, un cheval, c’est intelligent, ça comprend que le maître souffre. Mais les chevaux sont loin. Akim songe à les appeler. Il crie. Et la douleur le fait sangloter :