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— Oh ! Oh ! mais qu’est-ce que j’ai ?…

Pourtant, on dirait que ça ne coule plus dans son dos. Un bouchon s’est formé sans doute. Tiens, non, ça recommence. Il faudrait prier.

Des bribes de prières, des lambeaux de chansons traversent la tête d’Akim. Il murmure :

— Notre père qui êtes aux cieux.

Et puis, sans transition :

 

Plantez sur ce tertre un obier de mon pays,

Pour qu’il fleurisse en teintes éclatantes…

De nouveau, Akim se met à pleurer, et les larmes se solidifient sur ses joues. Personne ! Un tic-tac régulier résonne contre sa cuisse. La montre. Il l’avait oubliée. Il la tire de sa poche, regarde l’heure : trois heures du matin.

Le mécanisme palpite dans sa main, comme une petite bête vivante. Il n’est plus tout à fait seul, avec cette montre serrée dans son poing droit. Il a un compagnon :

« Tic-tac-tic-tac… »

Mais comme le boîtier de métal devient lourd, soudain ! Akim ne peut plus le tenir. Les muscles se sont pétrifiés. Est-ce la fin déjà ? Akim tourne la tête et voit une mare brune dans la neige. Tout ce qui est sorti de lui. Il ne lui reste plus pour lutter contre la mort que son désir de vivre. Et c’est si peu de chose. Un cheval hennit derrière les buissons. De la neige choit mollement des branches sur le sol. La montre sonne encore : tic-tac-tic-tac…

Il y a des cosaques derrière ce bois qu’on aperçoit au loin. Et, là-bas, sur la droite, il y a des Japonais. Mais ils ne viendront pas. Akim le devine maintenant. D’autres viendront. Qui ? Eh bien ! ceux qui logiquement ne pourraient pas venir. Ceux qui raisonnablement ne devraient pas l’entendre. Ils sont en marche, les sauveteurs miraculeux. Ils approchent. Ils s’apprêtent à le recueillir dans leurs bras : son père, sa mère, Tania, Nina, Lioubov, Nicolas, Michel. Tous, tous, ils savent déjà. Tous ils se hâtent vers lui.

— Akim ! Akimouchka !

Il n’est plus seul. Des présences affectueuses l’entourent et le charment. Il revoit sa mère au visage épais et tendre, aux douces mains potelées dispensatrices de rêves. Et son père, chantant, le verre haut, derrière une table fleurie. Et Tania en robe de mariée, toute effrayée et radieuse. Et Nina caressant un petit chat pelé qu’elle a ramassé au pied de la gouttière. Et Lioubov se coiffant pour le bal. Et Nicolas, le front pâle, les paupières baissées devant des montagnes de livres. Et le bon Michel, au faux col impeccable, au regard sérieux. Ils ont amené avec eux la vieille maison d’Ekaterinodar, bondée de provisions et de souvenirs. Les fenêtres sont ouvertes sur des chambres souriantes. La cuisinière cuit des confitures de fraises dans le jardin. Des calèches passent dans la rue. Les cloches sonnent. Voici le pré, au bord de la voie ferrée, plein du chant des grenouilles vertes. Voici l’odeur acidulée des grandes armoires. Voici la fraîcheur de l’eau. Voici la tiédeur du lit, et le frisson du vent dans les rideaux lâches et transparents. Voici le soleil, la liberté, les voix, les rires de l’enfance. Akim est tout petit. Il a six ans, dix ans peut-être…

— Akim, Akimouchka !

C’est Tania qui l’appelle. Il se tourne vers elle. Et une douleur atroce crève dans son dos. Le sang bourdonne aux lèvres de la blessure invisible. Devant lui, le petit arbre rabougri, glacé de neige, le considère avec indifférence. L’ombre de ses branches est bleue sur le sol blanc. Akim refuse de voir cet arbre mesquin. Il cherche le jardin chargé de tilleuls musicaux, la maison aux vitres de lumières, le sourire de sa mère, le rire de ses sœurs, le pas solennel de son père dans le vestibule sonore de l’été. Où sont-ils ? Il n’y a plus rien tout à coup. Plus rien que lui, cloué entre ciel et terre, livré aux ténèbres, au vent, à tous les travaux terribles et minutieux de la nuit. Il voudrait pleurer ; il ne peut plus pleurer. Il voudrait crier ; il ne peut plus crier. Il voudrait se rouler sur le ventre. Et cela même est impossible. Alors, il ferme les paupières. Et il renonce à vivre, simplement.

CHAPITRE XIV

Sacha Prychkine était content de lui. Après quelques mois de tournées dégradantes, il avait obtenu un engagement dans un théâtre honorable de Saint-Pétersbourg. Lioubov avait accompagné Prychkine dans tous ses déplacements. Par plaisir d’abord, mais aussi pour apprendre les rudiments du métier. Dans les chambres d’hôtel, dans le train, entre les répétitions, Prychkine, infatigable, obligeait son élève à lui réciter des tirades en vers et en prose. Certes, Lioubov avait peu de dispositions pour la comédie. Mais son ambition était immense. Elle eût avalé toutes les injures pour se hausser au rang des premiers rôles. Rien n’égalait pour elle la douceur perverse de se sentir dévisagée, déshabillée, soupesée et acceptée par des centaines de regards masculins. Soubrette, paysanne, ou invitée muette, elle dominait le monde. Le craquement des planches sous ses pas devenait une musique divine. La lumière de la rampe était son vrai soleil. Le goût du fard sur ses lèvres la grisait comme un baiser permanent. Pourtant, elle ne restait que peu de temps en scène, disparaissait au moment des explications pathétiques et ne recueillait jamais le moindre applaudissement. « Que sera-ce, pensait-elle, quand je tiendrai un rôle ! » Et elle suppliait Prychkine de lui accorder de l’avancement. Mais Prychkine était inébranlable. De train en train, de chambre en chambre, de spectacle en spectacle, dans la bousculade des buffets de gare, dans l’odeur pourrie des coulisses, il étourdissait la malheureuse de conseils et de menaces. Elle parlait trop vite. Elle mangeait deux syllabes sur trois. Elle n’avait pas la voix placée « dans le masque ». Ses gestes étaient raides. Sa mémoire lui faisait défaut.

— Tu ne seras jamais une comédienne, glapissait-il en tapant du poing sur la table. Tu es mon boulet… le boulet que Dieu a lié, par une nuit de péché atroce, à mes chevilles !

Il était souvent ivre. Et alors il déclamait comme ses personnages.

— Et moi, je trouve que j’ai bien dit mon rôle, répondait Lioubov.

— Tu l’as récité, tu ne l’as pas dit. Tu me déshonores et tu déshonores la troupe !

— Alors, je m’en vais.

— Bon débarras !

— J’irai rejoindre mon mari, ma famille…

— Et moi, ma maîtresse !

— Cette sale noiraude qui était assise au premier rang ?

— Hé ! hé ! Elle n’est pas si sale, la petite noiraude !

À ces mots, Lioubov poussait un hurlement hystérique et se mettait à pleurer. Prychkine la giflait pour la faire taire. Des camarades frappaient contre la cloison :

— C’est pas fini ?

— Tu me tueras ! Tu me tueras ! geignait Lioubov.

Prychkine, dégrisé, s’agenouillait devant elle et lui demandait pardon à voix basse :

— Je ne suis qu’une brute. Je ne te mérite pas.

— Non, sanglotait Lioubov, tu es un homme de génie ! Tous les hommes de génie sont insupportables ! Et puis, tu bois trop, Sacha…