— Malheur ! disait Sacha.
Lioubov lui posait une main sur les yeux et murmurait entre deux reniflements :
— Je serais si fière, si tu m’autorisais à te donner la réplique.
— Ça viendra, ça viendra, disait Prychkine en se relevant et en époussetant ses genoux.
Et, de fait, lentement, péniblement, Lioubov apprit à retenir et à comprendre ses rôles. Après des mois d’efforts, elle obtint de passer des utilités aux ingénues. Lorsque Prychkine décrocha son engagement à Saint-Pétersbourg, il insista pour qu’on réservât un emploi de confidente à sa « protégée ». La pièce était un drame historique intitulé : Averse printanière. Prychkine jouait le jeune premier, en costume de boyard, avec une barbe et des cheveux longs. Lioubov était l’amie intime de la mélancolique et rêveuse fiancée. Le spectacle marchait bien. Les gens applaudissaient ferme. Et Prychkine pensait à l’avenir avec insolence. Il n’avait pas abandonné l’idée de fonder un théâtre, avec le concours de quelques généreux donateurs et d’un metteur en scène averti. Mais il ne savait où trouver les capitaux. Michel Danoff avait, une première fois, refusé de le soutenir. Et, pourtant, Michel Danoff avait de l’argent et n’était rien moins que le propre beau-frère de Lioubov. Peu avant les fêtes, Prychkine lui avait adressé une lettre dans laquelle il renouvelait habilement sa requête. La réponse ne s’était pas fait attendre. « Que Lioubov retourne auprès de son mari, écrivait Michel Danoff, ou qu’elle divorce, et nous en reparlerons. » Une pareille étroitesse d’esprit avait découragé Prychkine. Mais, après mûre réflexion, Lioubov s’était décidée à relancer Kisiakoff pour lui signifier qu’elle entendait demander le divorce. Seulement, elle voulait le voir d’abord, pour régler avec lui les modalités de la procédure et de la répartition des torts. Pendant près d’une semaine, Prychkine et Lioubov avaient espéré la réponse de Kisiakoff à leur lettre. Mais Kisiakoff n’écrivait toujours pas. Désolé, Prychkine s’était remis à boire et à tromper Lioubov. Pour s’excuser, il disait :
— Je ne te trompe que lorsque je suis ivre, car il faut être ivre pour oublier que tu dépasses de cent coudées toutes les femmes que je pourrais trouver.
Lioubov pleurait, Prychkine se fâchait, cognait, demandait pardon. Mais, parfois, Prychkine surprenait Lioubov en train de bavarder tendrement avec quelque jouvenceau. Et c’était lui, alors, qui parlait d’infidélité, et Lioubov qui se justifiait en se traînant à genoux devant son maître. Les réconciliations étaient instantanées et chaleureuses. Lioubov se croyait une grande amoureuse, parce que Prychkine lui tirait les cheveux et l’appelait aussitôt après sa madone. Prychkine s’estimait un tombeur de femmes, parce que Lioubov sanglotait lorsqu’il lui avouait ses fautes, et l’excusait ensuite en lui baisant les mains. Et tous deux étaient fiers de leur existence houleuse.
Cependant, le samedi 8 janvier 1905, Prychkine devait éprouver la plus profonde humiliation de sa carrière. Au dernier acte de l’Averse printanière, pendant son admirable dialogue d’amour avec Svetlana, qui lui valait toujours une tempête d’applaudissements, Prychkine sentit la salle bizarrement distraite et lointaine. Quelques spectateurs du poulailler parlaient entre eux à mi-voix. Les gens du parterre et des loges remuaient la tête. Toute l’assistance était à la dérive, et les rugissements de Prychkine tombaient dans le vide, inexorablement. Prychkine comptait sur l’entrée des gardes d’Ivan le Terrible pour ranimer l’attention de son auditoire. Ces gardes, vêtus de rouge, abondamment maquillés, et affublés de barbes compactes, venaient arracher Prychkine à sa fiancée et l’entraîner vers les cachots du tsar. La scène portait toujours sur le public, à cause des piétinements et des cris étranglés de Prychkine, et des sanglots de la jolie Svetlana, qui se tordait les mains et rampait véritablement sur les genoux. Mais, cette fois-ci, lorsque les gardes redoutables apparurent dans l’encadrement de la porte, il y eut un moment de silence dans la salle, et, aussitôt après, des voix hurlèrent :
— À bas l’autocratie !
— À bas la police !
— À bas la guerre !
— Vive le prolétariat !
Un individu s’était dressé au dernier rang et chantait La Marseillaise. La police dut expulser les manifestants.
Prychkine s’efforçait de dominer le tumulte à grands coups de gueule. Il jouait quand même. Il était magnifique. Mais nul ne s’en apercevait.
Le calme rétabli, il obtint à peine quelques applaudissements de convenance.
— Les salauds ! Les salauds ! grondait Prychkine, en dévalant l’escalier de fer tortueux et branlant qui menait aux loges.
Derrière lui, s’empressait une foule de gardes cramoisis, de boyards aux bottes souples et de princesses ourlées de perles. La jolie Svetlana se mouchait furieusement dans un mouchoir jaune.
— C’est insensé ! disait-elle. Venir manifester au théâtre ! Pendant la représentation !
— Si la foule ose insulter à la majesté de l’art, criait Prychkine, c’est que la Russie est perdue.
— Mais qu’est-ce qui les a pris ? demanda un garde en arrachant sa barbe d’étoupe.
Un moine qui rejetait sa cagoule, s’arrêta, et éclata de rire :
— Comment : « Qu’est-ce qui les a pris ? » Tu tombes de la lune. C’est le début de la révolution, voilà tout !
— Parce que les imprimeurs sont en grève ?
— Tout le monde, bientôt, sera en grève. Les imprimeurs, et les boulangers, et les acteurs. Demain, le pope Gapone conduira les ouvriers en procession, pour remettre une supplique à l’empereur !
— Tout ça n’empêche pas, messieurs, dit Prychkine, que le théâtre est un sanctuaire, et qu’aucune préoccupation politique ne doit souiller son enceinte dédiée au culte de l’art. Ce pope, je ne sais comment…
— Gapone.
— Ce pope Gapone devrait bien apprendre aux ouvriers à respecter les artistes.
À cet instant, la porte d’une loge s’ouvrit en claquant contre la paroi du couloir. Lioubov parut sur le seuil, décoiffée, démaquillée, les yeux arrondis par l’inquiétude :
— Mon chéri, ils t’ont blessé ? s’écria-t-elle.
— Dans mon amour-propre, oui, dit Prychkine, avec gravité.
Il fallut tout expliquer à Lioubov. Elle fut outrée. Elle regrettait de n’avoir pas été en scène au moment des manifestations.
— Je vous aurais soutenus, dit-elle.
Le régisseur, le coiffeur, les habilleuses, les machinistes, vinrent se mêler aux comédiens et discuter avec eux de l’événement. Enfin, les acteurs consentirent à regagner leurs loges respectives. Lioubov et Prychkine occupaient, par faveur spéciale, une turne commune, située sous le plancher du plateau. Ce réduit poussiéreux puait l’urine, le formol et le fard. Du plafond tombaient des débris de couleurs corrosives, arrachées au décor. Quelques lattes, posées sur des tasseaux, servaient de table de maquillage. Les sièges étaient de vieux fauteuils d’orchestre en velours rouge, retapés vaille que vaille. Prychkine s’assit, allongea les jambes, déboutonna son col bordé de peau de lapin et réclama de la vodka. Ayant bu deux petits verres, coup sur coup, il dégrafa sa longue tunique amarante, décolla sa barbe et se plaqua des paquets de vaseline sur le visage. Le bleu des paupières, le rose des pommettes et le rouge des lèvres se délayaient dans une bouillie sans gloire, Prychkine ahanait en s’essuyant la face :