À cet instant, elle donnait l’impression d’avoir conclu une paix séparée avec elle-même.
8
Je me suis réveillé. Elle était partie gratter à l’Usine. Si elle avait fait du bruit, je ne l’avais pas entendu. Par la fenêtre, le ciel était d’un blanc cru, presque aveuglant, qui donnait mal aux yeux et l’impression que la journée serait torride. Elle ne le serait pas, d’aucune façon. Avant même de prendre un café, j’ai allumé une cigarette. Elle avait un goût amer et une odeur de tourbe. Je me suis planté devant la fenêtre et j’ai observé la ribambelle de gosses en bas, dans la cour de la communale. Il y en avait de toutes les couleurs et ils piaillaient tous avec la même énergie inépuisable, acidulée.
J’ai pris un café debout pour faire passer le goût de la cigarette, puis j’ai allumé une cigarette pour faire passer celui du café. Sur la tablette de salle de bains, Dinah avait prévu à mon intention une bombe de mousse à raser et une brosse à dents neuve, des rasoirs jetables. Tendre Dinah, toujours animée de bonnes intentions. Elle m’avait laissé, adossée à la glace ainsi qu’à l’arbre aux souhaits, une petite photo d’elle — un cliché aux bords dentelés en papier sépia qu’on obtenait à l’époque avec un appareil box plus très jeune en format 4x4. Son image était celle d’une fillette potelée au regard étonné et songeur dans ce qu’on devinait d’un vaste jardin de roses. C’était bien cette fillette qui renaissait par instants chez elle, frappée au coin d’un geste interrompu, d’une parole qui se perdait… Pas très belle, mais saisissante de vie, et captivante de maturité. Une enfant-femme.
Je me suis rasé sans la quitter des yeux. Sans qu’elle me quitte des yeux. La marque de ses ongles se voyait dans ma joue, mais ça ne m’a pas déplu. Pas vraiment hypoallergénique. Je me suis rappelé ce qu’il me restait à faire. Appeler Fortune, donner rendez-vous… Beaucoup de mots. Parler. Encore d’autres mots… Le téléphone a sonné à cet instant. J’ai laissé tourner le répondeur, puis lorsque j’ai entendu sa voix, je l’ai stoppé et j’ai décroché. Elle paraissait essoufflée et son ton, neutre et officiel, était celui d’un flic :
— Tu es encore là ?
— Non, je suis parti. Depuis si longtemps que ça ne mérite guère de s’en rappeler…
— Tu as le temps de déjeuner, ce midi ?
— Je crois bien que oui. Où ?
Elle a réfléchi un court instant.
— Tu te rappelles le Zazoo ?
— Je me rappelle.
— On se dit treize heures ?
— On se le dit… Nadine…
— Oui ? Quoi ?
J’ai raccroché. Elle n’a pas rappelé. Je n’ai pas rappelé non plus. Dans l’écouteur, j’avais perçu le crépitement des machines à écrire et les conversations de salle de garde. Je me suis habillé et au moment de sortir j’ai appelé Fortune. Répondeur. J’ai laissé un message :
— Je sais votre adresse. Seize heures. Si vous n’y êtes pas, vous trouverez l’ensemble dans la boîte destinée aux plis volumineux, sous une enveloppe à votre nom.
Je suis allé rendre la Montréal, et j’ai fait le chemin à pied jusqu’au Zazoo. Une cantine pas pire qu’une autre à tout prendre. Le patron m’a reconnu tout de suite et nous avons attaqué au 102 en parlant du temps, des voitures automobiles et des femmes. Sujets inépuisables et sur lesquels l’accord est facile à trouver, dès lors qu’on ne les considère que d’un strict point de vue utilitaire. Dinah est arrivée seule à midi trente. Blouson, jean peint à même la peau, bottines. Pas de sac. Elle s’est juchée à côté de moi et a passé son bras sous le mien. Elle a bu dans mon verre et m’a tapé une cigarette. Malgré son entrain de façade, ça se voyait qu’elle n’allait pas bien. Toute sa réserve de courage de la veille, tout son allant, elle les avait épuisés d’un coup en un seul matin, dans l’espace de quelques heures. Le patron a remis sa tournée, et Dinah la sienne puis nous sommes passés déjeuner dans l’arrière-salle. Une table était occupée par des manards d’un chantier de travaux publics local, la banquette du fond par le personnel d’un institut de beauté qui venait d’ouvrir ses portes. Les filles étaient belles, mais je les trouvai trop apprêtées à mon goût, trop artificiellement parfaites et comme prêtes à s’effriter sur-le-champ si d’aventure on songeait à gratter l’enduit qui leur couvrait le visage jusqu’aux épaules. Dinah tripotait son verre en fixant le fond de son assiette. Il ne pouvait rien lui enseigner. Je lui ai ébouriffé les cheveux et elle n’a eu qu’un sourire terne et vacillant à m’offrir en retour.
— Putain de matin : deux enquêtes décès à l’ouverture. Celle que je me suis mangée était une vieille de 76 ans. Avait été. Selon le vétérinaire, la mort remontait à vendredi soir. Une seule pièce fermée, le chauffage en plein… Un tiers solide, un tiers liquide, le reste à l’état gazeux… (Elle a grimacé. J’ai posé ma main sur la sienne.) Quand je l’ai remuée, elle m’a gerbé à trente centimètres de la gueule. Putain de camion. J’ai dû appeler les P.F.G.[1] pour la faire évacuer : les Tuniques bleues n’ont pas voulu s’en charger. Ils ne voulaient même pas rentrer pour m’aider à la remuer.
— Rien ne les y oblige dans le règlement, chérie.
— Mon cul… (Elle s’est mordu la lèvre jusqu’au sang, s’est souvenue tout à coup :) Pardon de te parler de barbaque, mais il fallait que ça sorte… (Elle a ajouté au hasard :) C’est sympa d’avoir pu te libérer…
— Sympa d’avoir pensé à m’appeler…
Je lui tenais toujours la main, mais j’ai dû la lâcher pour qu’on puisse nous servir. Dinah a laissé faire, le torse incliné en arrière. Si elle portait un soutien-gorge, il ne se remarquait pas sous son sweat. Elle a souligné d’un ton mi-figue, mi-raisin :
— C’est pas comme ça qu’on va beaucoup avancer… Sympa de ceci, sympa de cela… Bordel, on se croirait à un pot de fin d’année…
— Camarades de régiment. Attaquons. Avant que ça refroidisse.
Je ne sais pas de quoi est empreinte ma mémoire reptilienne, mais je m’en fous. La chambre ne devait pas faire plus de quatre mètres au carré, il n’y avait qu’un lit deux places à la courtepointe de satin passé qui la rendait semblable au fond d’un aquarium vide, un lavabo et une armoire qui provenait des monstres. La fenêtre borgne donnait sur un puits étroit aux murs de briques noircies. Qu’importe ce qu’elle avait fait avant et ce que j’allais faire après, je l’ai poussée dans la pièce tout en tendant le bras derrière moi pour refermer. J’ai donné deux tours à la serrure. Elle est restée un court instant en déséquilibre, les tibias au ras du lit. Naturellement, elle avait compris tout de suite, quand j’avais payé en bas. Une heure, une journée…
Une nuit. Elle a tourné le haut du torse vers moi. Elle voulait me dire quelque chose. Je lui ai tiré sur le bras et c’est tout son corps qui a pivoté dans ma direction. Elle n’a su que rire d’une façon grinçante et spasmodique. J’ai accompagné la rotation, par en haut, je lui ai rabattu le blouson jusqu’au-dessus des coudes, ce qui lui a neutralisé les deux bras, et je l’ai saisie par la boucle de son ceinturon, en remontant vers moi. Ses talons ont décollé du sol, les deux en même temps et elle s’est retrouvée à plat dos sur le lit. Je l’ai écrasée sous moi. Elle m’a sifflé dans l’oreille :
— Fortiche… C’est censé démontrer quoi ?
Je lui ai remonté le sweat sous les aisselles. Elle portait bien un soutien-gorge, mais si mince, doux et juvénile qu’il ne servait à rien de s’en prendre à lui. Je lui ai caressé les seins à travers. Elle s’est tortillée pour enlever ses bras du blouson sans y parvenir. Je ne sais pas trop si elle se débattait alors par réflexe de défense ou dans le but de hâter les choses. J’ai ouvert d’une main sa boucle de ceinturon, j’ai descendu la fermeture à glissière de son jean. Elle a eu un petit sanglot sec lorsque ma bouche s’est posée sur le triangle d’or tout en haut de ses cuisses, et elle s’est soudain cambrée avec tant de rudesse que j’ai craint qu’elle ne se brise les cervicales.