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Ce sont les coups frappés à la porte qui m’ont réveillé. Des coups donnés avec impatience du plat de la paume. Bientôt, on en viendrait à la savate alors qu’il eût été tellement plus simple de tourner la poignée et d’entrer sans autre forme de procès. La manière autoritaire de tambouriner ressemblait fort à celle des gens de l’Usine. À ma connaissance, il n’y avait rien qu’on pût me reprocher au pénal, comme au civil. J’avais payé ma dernière prune pour stationnement interdit quand il le fallait et je m’acquittais de ma pension alimentaire en temps utile. J’ai flanqué mon .45 dans le premier tiroir de mon bureau — le seul qui ferme à clé —, j’ai verrouillé et je suis allé jusqu’à la porte.

C’étaient bien des flics, mais pas du tout ceux auxquels je m’attendais. Ils n’appartenaient pas à la Douzième Division. Celui qui les commandait était un jeune patron mince et pète-sec, aux yeux sombres, ronds comme des boules de loto, dans un visage rond et clair surmonté d’une petite houppe châtain clair. Il portait comme de coutume un pantalon écossais et sa grosse veste en laine moutarde, parfaitement désassortis l’un à l’autre. Chemise beige, cravate club. Ceux qui l’aimaient bien le surnommaient Tintin, ceux qui le détestaient l’appelaient Milou et ils étaient en nombre égal. Pour ma part, je l’appelais généralement par son prénom car il avait commencé sous mes ordres à la Douze avant de réussir le concours de commissaire et de passer blaireau. Bon policier, méticuleux et intelligent — plus sensible qu’il pouvait y paraître de prime abord. Très soupe au lait, mais correct. Ça n’a jamais tout excusé. Il a gardé les mains au fond des poches de pantalon et a fait signe du menton :

— Je peux entrer ?

Il avait trois sbires derrière, des jeunes comme lui qui s’essayaient à l’impassibilité, des inconnus pour moi. Complets de confection, chaussures de ville, rien qui respirât la prospérité. L’un d’eux avait une petite machine à écrire portable par terre à ses pieds, une Japy qui eût fait le ravissement du collectionneur. Je me suis effacé sans dire un mot. Il m’est passé devant et a refermé la porte dans son dos. Son regard a fait le tour des lieux. J’ai mis cet instant à profit pour consulter ma montre. Elle marquait 17 h 12. Un T.G.V. est passé lentement dans un sifflement de compresseur — j’ignore si les motrices en sont équipées, mais c’était bien le sifflement caractéristique d’un compresseur air-air. J’ai allumé ma cafetière. Philippe a parcouru du regard ma face et mon torse maigre.

— Charlie ?

— Charlie. Quelle importance ? Café ?

— Café…

Il s’est installé à table, sur l’un des deux tabourets en paille. À lui tout seul, il a mangé les deux tiers de l’espace au sol. J’ai servi et cherché machinalement une cigarette dans une poche de poitrine qui n’existait pas. Philippe a sorti ses Marlboro et les a posées devant moi. Il y avait un briquet jetable dans le paquet cartonné. J’en ai allumé une.

Il a réfléchi et m’a déclaré :

— J’ai téléphoné à la Douze. On m’a appris que vous aviez quitté. Vous pouvez raconter ?

— Plus de nerfs. Réformé pour motif médical. Je souffrais du dos. Un beau jour, un médecin juste un peu plus futé que les autres m’a fait faire une recherche d’oncogènes, puis un scanner pulmonaire. Rien d’autre à raconter.

— Vous avez peur ?

— Ça m’est arrivé au début, de moins en moins souvent à présent. Je suppose que c’est le fait de l’habitude. Vous n’êtes pas venu pour vous enquérir de ma santé. Je suppose que Starsky n’a pu s’empêcher de baver, c’est dans sa nature. Qu’est-ce qu’on me reproche, outre le simple fait d’exister ?

Il s’est allumé une de ses propres cigarettes et a encore réfléchi.

— Cette conversation peut prendre deux aspects très différents l’un de l’autre. Je vous pose quelques questions, vous y répondez et nous obtenons un petit bout d’audition en quelques lignes. Ou quelques pages. Nous le tapons ici même. Vous signez, je signe et nous nous quittons…

— Première hypothèse… Tout dépend de la nature des questions et des personnes qu’elles risquent d’incriminer, ainsi que du motif pour lequel on me les pose… Seconde hypothèse ?

— Même chose, mais dans le cadre d’une mesure de garde à vue. Et chez moi, au service.

J’ai fini ma cigarette et mon café, je me suis levé et j’ai commencé à retirer mon pantalon. La fouille à corps est le préliminaire naturel de la G.A.V. Elle signifie qu’on fait mettre le client à poil et les choses se passent naturellement de façon très différente selon qu’on s’adresse à des manouches, à un jeune bique tapé en flag’ d’arrachage ou à un président de société. Elles varient aussi en fonction de la personnalité du flic, selon qu’on tombe entre les pattes d’un crétin borné du genre P.F.N. ou d’un être humain. La fouille à corps permet de rechercher d’éventuelles traces, d’éventuels indices ou éléments susceptibles d’orienter l’enquête, et enfin d’établir que l’individu n’est porteur d’aucun objet dangereux pour lui-même ou pour autrui, d’aucune arme apparente ou cachée. Sa principale fonction reste tout de même la mise en condition psychologique. La garde à vue est une zone de non-droit qui vous remet pieds et poings liés entre les mains d’un officier de police judiciaire sur lequel ne s’exerce dans les faits aucune espèce de vrai contrôle bien qu’ils soient prévus dans la loi, la nudité est dans bien des esprits sa marque préalable. Philippe a écrasé sa cigarette. Il s’est levé :

— Inutile de vous dépoiler. Taillé comme vous l’êtes, je me doute bien que vous ne transportez pas une AK-47 dans la chaussette gauche. Emportez deux ou trois fringues et des cigarettes. Les nuits sont encore fraîches là où vous allez et je n’aimerais pas que vous attrapiez du mal en prime…

J’ai admiré : ils étaient venus à deux voitures, des R 19 de S.D.P.J. Presque neuves, elles paraissaient bien entretenues. Je n’avais emporté ni cigarettes, ni briquet, mais on m’avait laissé mon Walkman et les cassettes audio que j’avais dans mes poches de manteau la veille au soir. Bien qu’il ne me parût pas y avoir urgence, ils me l’ont jouée au gyro et au deux-tons. Le conducteur se débrouillait potablement, mais il n’avait pas encore bien pris la technique qui consiste à rouler comme sur les rails sans la moindre hésitation, quel que fût le comportement des autres automobilistes. Lorsqu’on roule au gyro, la moindre hésitation, la plus petite erreur de trajectoire, peut être fatale aux uns comme aux autres, d’où la nécessité de passer comme une traçante et s’il le faut à la hache. Un gosse, désespérément jeune, avec un jouet trop neuf pour lui. J’ai baissé les paupières, je me suis appuyé de la tempe contre la vitre froide. J’ai capté le trafic radio qui se faisait comme souvent à mots couverts, à l’aide de formules convenues. Beaucoup de désordre sur les ondes de Radio-Cité.

J’ai rouvert les yeux dans une petite cour entourée de baraquements en préfabriqué. Au fond se trouvait le parc automobile du groupe. On s’y est arrêtés et Philippe m’a tenu la portière pour que je descende. On m’a conduit dans son bureau par des couloirs vides. Je suis resté debout au centre de la petite pièce. Il y avait des rideaux ternes aux fenêtres et une moquette plus mince que les revenus d’un chomedu qui arrive en fin de droits, mais une moquette tout de même. La porte dans mon dos était capitonnée, pas les murs. Philippe m’a fait signe de m’asseoir tout en enlevant son .357 de la ceinture. Il l’a vidé et flanqué dans un tiroir. Je me suis assis, j’ai rattroupé mes pans de manteau sur les cuisses. Philippe s’est enfoncé dans son fauteuil. Il a entrouvert un dossier du bout de l’index, sans me quitter du regard :