— J’ai des questions à vous poser. Êtes-vous disposé à y répondre ?
J’ai pesé le pour et le contre, en cherchant mes cigarettes. Je ne les ai pas trouvées. J’ai consulté ma montre. Elle donnait 19 h 20. Je me suis passé l’index sur la joue, là où les griffes de Dinah me brûlaient encore, j’ai pris une faible inspiration :
— Je n’ai rien à vous déclarer.
Son teint a changé : il a rosi à hauteur des pommettes. Son regard s’est assombri. Il a serré les poings, dont les jointures ont pris la teinte du vieil ivoire. Il s’est mâchonné l’intérieur des joues, luttant contre la colère que je sentais monter en lui. Il avait pour lui de gros poings et une pugnacité de welter, une allonge convenable et l’assurance d’une impunité quasi totale. J’avais pour moi de n’être ni gris, ni black, ni basané, ni tout à fait chomedu. J’avais encore les moyens de me payer un vrai avocat à la sortie, et non pas un commis d’office qui est bien contraint de faire des pipes au Parquet, et aux flics, quand on sait ce qu’il est payé de l’audience… Philippe a récidivé en me regardant de côté :
— Êtes-vous, oui ou non, disposé à répondre à mes questions ?
— Je n’ai rien à vous déclarer…
Il s’est penché sur l’interphone, a pressé sur une touche.
— Franck ?
Presque aussitôt, le môme qui se prenait pour Prost est entré. Il a consulté son patron du regard. Philippe l’a fixé sans douceur :
— Soyez aimable, Franck. Allez me mettre monsieur à l’incubateur.
Les quatre premières heures ont été pénibles, à cause du manque de cigarettes, de la faim et de la dureté du bat-flanc. Ma cellule était proprette, pour une cellule de garde à vue. Repeinte à neuf, le carrelage lessivé, elle était éclairée a giorno par un spot extérieur depuis l’autre côté de la vitre blindée. Pas de chiotte, mais j’avais pris la précaution de vider ma vessie avant qu’on m’embarque, aussi cela ne me gênait-il pas. La couverture militaire pliée sous ma tête sentait le Crésyl et le suint. Sans doute la cellule d’apparat et la couverture de cérémonie pour une éventuelle visite surprise du procureur, ou de l’un de ses substituts dans le cadre de leurs fonctions de contrôle. Pour la plupart, ils ont la courtoisie de s’annoncer au préalable auprès du chef de service, ce qui atténue l’effet de choc et prévient les découvertes désagréables.
Courtoisie naturelle entre gens du même monde, qui ne s’aiment guère mais sont contraints de partager un sort commun.
On m’avait permis de garder ma montre, mais pas ma ceinture. Ma ceinture ne m’était d’aucune utilité pour mesurer la fuite du temps. À vingt-trois heures, un guignol peint en bleu est venu me demander si j’avais besoin de quelque chose. Précaution qu’on ne prend qu’avec les P.D.G. ou ceux qu’on suspecte de forts appuis politiques. Je n’étais ni l’un ni l’autre. Je n’avais besoin de rien. Je n’ai pas répondu. Il a quand même baissé l’intensité du spot et il est retourné dans son bocal.
Je me suis assoupi de minuit à quatre heures. Personne n’est venu hanter mes rêves, aucun spectre n’a jugé bon s’agiter devant mes yeux.
L’ankylose avait gagné toute ma colonne vertébrale, mais c’était quelque chose de naturel et de bien moins douloureux que le reste. À quatre heures, je me suis levé, j’ai fait quelques allers et retours pour rétablir la circulation dans mes orteils. J’avais gagné dix heures sur le temps imparti à ma rétention. Dix heures pour prononcer deux fois sept mots. Un voyou que j’avais serré pour braquage m’avait confié après les quarante-huit heures, durant son transfèrement auquel j’avais procédé moi-même :
— Pris en flag’, j’ergote… Pas de flag’, je chique… La meilleure façon, c’est de toujours s’en tenir à la même chose. Je n‘ai rien à vous déclarer.
Même si on te demande si tu veux becqueter, tirer un clope ou aller chier. Toujours la même chose. À la fin, ça hypnotise, pour ainsi dire… Tu penses à rien d’autre… Je n’ai rien à vous déclarer… Pour les gnons, c’est toujours les premiers qui font mal. Le mieux, c’est de s’arranger pour prendre un max tout de suite. Après, ces cons, même ceux de la B.R.B., ils ont jamais compris que ça fait plus aussi mal…
Je n’avais pas pris de coups, ce qui atténuait mon mérite, mais j’avais tenu : deux fois sept mots. J’ai redormi jusqu’à sept heures. Erreur. Philippe est rentré dans la geôle, il m’a secoué par l’épaule, avec une mimique soucieuse :
— Pas trop mal dormi ?
J’ai failli me faire baguer. Il me restait des souvenirs du temps d’avant où, lorsqu’un être humain s’adressait à un autre être humain, il était en droit d’en attendre une réponse sensée. Il me tendait une cigarette comme je l’avais fait souvent à des détenus. Il était reposé, rasé de frais et son eau de toilette n’avait rien d’insolent ni de déplacé. J’ai failli répondre quelque chose d’ordinaire, de convenu. J’ai failli accepter la cigarette. Là commence la fraternisation avec l’ennemi, et la trahison ne tarde jamais à suivre. J’ai bougé la tête :
— … Rien à vous déclarer…
Je me suis retrouvé dans son bureau, dans le même fauteuil que la veille. Il ne lui restait plus que dix heures, soit pour me faire présenter au Parquet, soit pour me remettre dehors. On ne m’avait toujours pas dit pourquoi j’étais là mais c’était dans la règle du jeu, aussi je ne m’en offusquais pas. De plus, à part un coup tordu des gens de la Douze, une jolie cabane merdeuse qu’on m’aurait montée de toutes pièces, et ce n’est jamais aussi facile qu’on le croit, je n’avais rien sur la conscience. J’ai regardé la petite cour derrière les rideaux ternes, j’ai étendu les jambes et croisé les chevilles. J’avais réduit le score à quatre mots au lieu de sept, et ma seule pensée allait à la cigarette que j’allumerai dans le premier tabac venu dès qu’on m’aurait lâché.
Rien que des motifs de satisfaction.
C’est alors que Philippe a sorti du dossier une carte publicitaire qu’il a tenue entre le pouce et l’index pour me la montrer de loin. Une carte qui faisait de la réclame pour une société de dépannage rapide en plomberie et sanitaire. Dans un espace libre, il y avait mon numéro de téléphone écrit de ma propre main. Il m’a expliqué posément :
— Nous savons quand, à une heure près, cette carte a été distribuée dans le quartier qui nous intéresse. La société en question est une jeune boîte qui vient de s’implanter, et c’était la première fois qu’elle procédait à cette action publicitaire. Mes gars ont pris l’audition de l’homme qui est chargé du secteur… Ils ont vérifié qu’il s’agissait bien d’une opération restreinte sur une petite partie du 94 et que vous n’aviez pu emporter cette carte avec vous… Vous n’êtes pas connu au siège de la société… Tout indique que vous avez rendu visite à un certain Armand Fargeau entre le jour de la distribution et hier, dix-huit heures, moment de votre interpellation par mes soins…
Il a levé un sourcil, le second n’a pas suivi.
— … Rien à vous déclarer…
Il a remis la carte à sa place. Il a ramassé quelques feuillets dactylographiés, les a parcourus en silence, puis a regardé autour de lui et ses yeux ont fini par se reposer sur mon visage. Il a observé :
— Vous vous comportez comme un truand… Pas comme le citoyen que vous prétendez être dans vos écrits, ni à la manière du policier droit et intègre que j’ai connu à la Douze lorsque vous étiez mon chef de groupe… Je suis bien d’accord que tout le monde change et j’ai eu vent du comportement ignoble de Cohen à votre égard, mais vous vous souvenez de quel pochetron ça venait, quand bien même il sévit maintenant comme un pacha au 36… Tout le monde change, mais personne à ce point. Vous avez rencontré Armand, et alors ? Vous lui avez laissé votre numéro de téléphone, quel texte légal ou réglementaire vous en fait l’interdiction ? Cessez ce jeu de con… Je sais ce que vous avez fait pour lui en Commission de discipline. Vous ne savez pas, il ne l’a jamais su non plus, que ce jour-là vous vous êtes attiré la haine têtue du contrôleur général qui la gouvernait, et que ça a beaucoup compté dans l’attitude de Cohen à votre égard… Nous ne refaisons pas l’histoire. Vous êtes allé voir Armand… Vous n’étiez plus retourné chez lui depuis son débarquement… Qu’est-ce que vous êtes allé lui demander ?