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Elle a commandé pour tous les deux. Un vent glacé entrait avec chaque consommateur. J’ai regardé la pluie gifler les vitres, les passants qui se hâtaient. C’était un triste printemps acide qui ne présageait rien de bon. Dinah fumait. Je lui trouvai une sale mine, mais la mienne ne devait pas valoir mieux. J’ai consulté ma montre : Philippe m’avait lâché une heure avant la fin de la garde à vue, signe qu’il s’était résigné. Un bon flic, qui ne tarderait pas à faire un homme triste. Armand était mort. Dinah m’a saisi le poignet avec beaucoup de douceur.

— Tu ne pouvais pas savoir que les choses tourneraient de cette manière. Tu ne répondais pas au téléphone. Je me suis fait beaucoup de souci. J’ai failli passer chez toi.

— Je ne pouvais pas savoir…

— Armand a voulu te joindre. Pas de phone. Il avait été ami avec Duke et il l’a appelé au commissariat. Duke lui a parlé de toi et moi.

— Duke parle trop…

— Il n’a pas donné mon numéro de téléphone. Il ne m’a pas parlé de l’appel, avant qu’Armand se soit fait assaisonner. C’était moche ?

— Très moche. On lui a dépouillé la tête à domicile, ensuite de quoi il a été égorgé. Du joli travail, bien propre… Ils devaient être deux ou trois. Armand avait pris de la panne, mais c’était encore un garçon de taille à se défendre tout seul, à un contre un. Deux ou trois types, avec un rasoir. Ils ont dû essayer de l’interroger. Il n’a pas parlé. S’il avait parlé, je les aurais eus sur le dos tout de suite…

— Philippe a envoyé deux types me ramasser ce matin aux aurores. Beaucoup de questions, pas toujours très aimables : j’ai répondu qu’on avait passé le ouiquende à baiser. À bouffer et à baiser. À picoler… Rien de faux…

— Rien de faux.

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

— S’il me restait un brin de bon sens, je ne ferais rien du tout.

J’ai fini mon verre, Dinah le sien. J’ai payé et nous sommes sortis dans la pluie. À mi-chemin de sa voiture, elle m’a tendu les clés avec un sourire délavé :

— Tu prends ?

— Je prends…

J’ai rangé son Alfa sur le petit terre-plein en bas de chez moi, et nous sommes montés dans le fracas d’un express à destination de Venise. En haut, elle n’a pas fait de commentaire en inspectant mon antre. C’était l’endroit où vivait un homme seul et pas très méticuleux. Elle s’est plantée une seconde devant les étagères qui occupent tout un mur et où je range mes livres, mes disques, ma stéréo et ma paperasse. Elle a reconnu :

— Impressionnant !

Ça ne voulait rien dire. Elle s’est retournée lentement vers moi. J’étais dans mon fauteuil crapoteux, le dos aux voies. La nuit finissait de tomber et j’ai allumé ma petite lampe. Sam Spade. Elle est venue se poser d’une fesse sur le coin du bureau, m’a pris la cigarette des lèvres et en a tiré deux rapides bouffées, puis elle me l’a rendue. J’ai déverrouillé mon tiroir. Le .45 se trouvait à sa place, là où je l’avais laissé. J’ai vidé le chargeur, puis je l’ai rempli cartouche par cartouche, et je l’ai renfoncé dans la crosse d’un coup de paume.

Dinah a eu le même sourire incolore que pour me tendre ses clés de voiture :

— Garde à vue, et tu n’as pas parlé.

— Seulement une phrase, toujours la même…

— Pour Philippe, tu es dans la zone rouge.

— Pour d’autres aussi…

J’ai posé le .45 sur mon sous-main. Elle a frôlé la crosse en noyer du bout des doigts, et son sourire s’est fait douloureux. J’ai sorti mon dictaphone du tiroir, contrôlé les piles et procédé à un bout d’enregistrement pour essai, en comptant jusqu’à dix à mi-voix. Dinah m’avait vu m’en servir des dizaines de fois, à l’Usine, aussi bien pour des constatations qu’en cours d’audition ou tout simplement pour me fixer les idées comme si je parlais à quelqu’un. La petite cassette peut contenir jusqu’à une heure de texte. J’ai posé le dictaphone à côté du Colt, j’ai sorti ma bouteille du dernier tiroir et nous avons bu un coup au goulot sans rien dire, à écouter le fracas des trains et le crépitement minutieux de la pluie sur les vitres, entre-temps. Puis Dinah s’est levée et elle s’est mise devant la fenêtre. Elle a regardé la nuit. J’ai sorti son petit bout de papier de ma poche de poitrine, je l’ai déplié et défroissé. Dinah m’a jeté un coup d’œil perçant pardessus l’épaule :

— Philippe ne l’a pas trouvé ?

— Il ne l’a pas cherché. Il a eu ses guignols sous la main pendant vingt-trois heures. Il lui aurait suffi de procéder à une fouille minutieuse, au lieu de se contenter que je vide mes poches…

Elle a ri — pas très fort, ni très longtemps. Je me suis levé, je l’ai prise par la taille. Elle a posé son front contre mon épaule, de manière que je ne voie pas son visage.

— Rien que des histoires tristes, mon ange… Des petits morceaux de destin ébréchés… Je n’aurais jamais dû retourner voir Armand… Il avait quelque chose à racheter à ses propres yeux et je ne le savais pas. Il a cherché et il a trouvé. À un moment donné, eux aussi l’ont trouvé. C’était peut-être ce qui pouvait lui arriver de mieux…

Elle a frissonné, puis s’est mise à murmurer d’une voix sourde :

— Et à toi, qu’est-ce qui peut arriver de mieux ?

Rien de mieux que la nuit, le froid et la pluie. Chacun son voyage. Le mien ne ressemblait à rien, mais c’était le mien. J’ai allumé une cigarette dans l’habitacle froid, tout en entrouvrant la vitre du passager. La fumée s’est aussitôt enfuie dehors. Dinah était enfoncée dans son siège, le col de son blouson remonté et les yeux à la hauteur du volant. Elle ne bougeait pas plus que moi et ne parlait pas davantage. Rien que deux flics en planque dans une petite rue, une rue défoncée où il ne passait déjà plus personne, rendue à son état minéral, et que le vent et la pluie prenaient d’enfilade tout du long comme un étroit ravin propice aux embuscades.

Le coupé BMW stationnait une dizaine de voitures plus loin. Nous avions effectué un passage de reconnaissance et son numéro correspondait à celui qu’Armand m’avait communiqué, et dont Dinah avait identifié le propriétaire. Il manquait bien une optique à l’avant gauche et les ailes s’ornaient de rétroviseurs-obus de Cortina. L’engin était rangé à moins de dix mètres du passage où habitait le titulaire de la carte grise. Dinah s’est allumé une cigarette. Elle a grogné :

— Déjà deux heures…

— Seulement deux heures… Il se peut qu’il ne sorte pas. Il se peut qu’il ne soit pas là. Il se peut que nous attendions pour rien…

Elle a remué dans son siège. Je l’ai sentie usée, fatiguée et remplie d’amertume. J’ai posé ma main sur son genou et elle a ricané :

— Touchant, très touchant… Des tout petits morceaux de destin… Il sortira, il nous racontera ce qu’ils ont fait…

— Il nous racontera.

— … Et puis quoi ? On trouvera les autres. Dans le meilleur des cas, ils auront droit aux Assiettes. Et puis quoi ?

— Et puis rien.

— Et puis rien. (Elle a tourné la tête de l’autre côté, vers la pluie :) Bon dieu de merde, j’aimerais être plus vieille de vingt siècles — ou n’avoir jamais existé.

— Valium 10.

— Qu’est-ce que tu sais du Valium 10 ?

— Qu’il aide à vivre aussi bien qu’à mourir. J’ai essayé les deux, et ça n’a rien donné de bon. J’ai essayé autre chose, et c’était pire. J’ai voulu tourner le dos — et je n’y suis pas arrivé.

Elle a posé sa main glacée sur le dos de la mienne. Ses doigts tremblaient. Son visage blafard s’est tourné vers moi. Je savais ce qu’elle retournait dans sa tête — des certitudes sans joie, des soupçons amers, de pauvres inquiétudes au jour le jour qui portaient sur elle-même aussi bien que sur les autres. Elle ne m’a pas surpris en demandant :