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Stewball était étendu par terre en chien de fusil. Tout un côté de sa face était en sang, et le seul œil que je distinguais était grand ouvert de l’autre côté. Il fixait la courte flamme droite à moins de trente centimètres de sa figure. Il ne restait qu’un centimètre de bougie, dont la cire avait coulé en s’enchevêtrant sur les flancs de la canette. J’ai balayé les parois et le sol de ma lampe. On voyait l’endroit où il s’était cogné, puis les traces de sang glissées jusqu’à l’endroit où il se trouvait à présent. Il avait cru y trouver un refuge, aussi longtemps que la flamme brûlerait. J’ai posé ma lampe sur le sol, j’ai sorti une autre bougie de ma poche et j’ai commencé à l’allumer. Stewball ne perdit rien de mes gestes. Sur la moitié de visage intact, les larmes avaient tracé un chemin qui se perdait au coin de la bouche. J’ai changé la bougie et mouché l’ancienne. Stewball a battu des paupières, son corps s’est arqué lentement, tandis que ses muscles saillaient à l’angle de la mâchoire et que son cou se raidissait. J’ai ramassé ma lampe et je suis retourné vers la porte. Dans mon dos, il a appelé.

— Inspecteur… Inspecteur…

Je me suis retourné lentement, en pivotant sur les talons de bottes. Il avait relevé la tête à cinq ou six centimètres au-dessus du sol. Il tâchait de retenir quelque chose qui le fuyait.

— Je ne suis plus flic, Stewball. Plus rien qu’un homme comme les autres…

— Inspecteur : je vais parler.

— Tout le monde parle, Stewball. Un jour ou l’autre.

— Si je parle, vous parlerez au juge ?

— Fini : ma parole ne vaut plus rien. Aucun juge n’en tiendrait le moindre compte. Et il ne s’agit plus de juge, pour toi…

J’ai fait mine de me retourner vers la porte. Il a crié : — Partez pas ! Partez pas !

Sa tête est retombée. Il s’est mis à sangloter en se recroquevillant sur lui-même comme une araignée écrasée, les jambes tremblantes, les pieds ramassés sous les fesses. J’ai entendu ses articulations craquer tellement il tirait sur les menottes. Je suis revenu m’accroupir sur les talons, ni très près, ni très loin. J’ai sorti le dictaphone de ma poche de treillis et j’ai compté jusqu’à dix pour essai. J’ai posé l’appareil debout près de la canette, dans la lumière :

— De quoi veux-tu me parler ?

Sans me regarder, il m’a demandé d’une voix étouffée, une bête et triste voix de gosse qui a peur dans le noir :

— Vous avez un calibre ?

— J’ai un calibre. J’ai aussi tous les permis qui vont avec. Il m’arrive encore de participer à des protections rapprochées quand le besoin s’en fait sentir, financièrement.

Il s’est tourné un peu :

— Montrez…

J’ai sorti le .45 avec un petit soupir d’agacement. Je l’ai passé dans la lumière. Il l’a vu et m’a réclamé :

— S’ils viennent, vous les flinguez… Jurez-moi…

— Si qui vient ?

— Si les rats viennent.

— Juré. De quoi veux-tu me parler ?

Je suis resté accroupi cinq minutes, puis des crampes me sont venues dans les mollets et les chevilles, et je me suis assis en tailleur, le .45 entre les pieds. Il a parlé. Un sifflement assourdi m’a prévenu de la fin de bande et j’ai dû changer la cassette de côté. J’en avais une autre de rechange, soit au total près de cent minutes disponibles. Je n’avais pas pensé en l’emportant qu’il m’en faudrait autant. Je n’avais rien pensé du tout, je l’avais fait machinalement. Il a parlé d’une voix distincte, mais comme si j’avais cessé d’être là. Tout n’était pas très clair dans sa tête et pour certaines choses, il a dû s’y reprendre à plusieurs fois. Les quelques silences, il les a mis à profit pour claquer des dents, ce qu’on perçoit avec netteté sur l’enregistrement. Je n’ai pas eu beaucoup de questions à poser.

Il a reconnu qu’ils avaient embarqué la pute (à aucun moment il n’a appelé Velma par son prénom, d’un bout à l’autre, elle a été la pute, mais peut-être ignorait-il son prénom et n’y avait-il là-dedans aucune intention blessante), ils étant Marouane, Dany et lui. Ils avaient emprunté la BMW pour deux-trois heures, mais les choses avaient duré toute une journée, en définitive. Elles s’étaient passées dans une chambre de derrière, chez Marouane.

— C’est pas rien qu’un bar-tabac. Y a des chambres : c’était tout un hôtel de biques dans le temps. Elles donnent sur la cour et les garages. Les garages aussi sont à Marouane. Je peux vous montrer la chambre, c’est au deuxième et c’est la seule qui a été refaite, juste à côté des cabinets. Marouane a jeté le matelas le lendemain. Il l’a mis dans sa camionnette et il est allé le jeter à la décharge. Il voulait pas qu’on trouve un matelas plein de sang sur le trottoir. La bâche plastique, c’est parce que les murs avaient été repeints. On l’a coupée en deux avec un couteau, on a mis la pute dedans. Elle saignait de partout, mais je croyais qu’elle était crevée… C’est dans le Bois, quand on l’a jetée, qu’on a vu qu’elle bougeait encore…

— Qui conduisait ?

— Marouane et moi…

— À deux ?

— J’ai conduit à l’aller, il a conduit au retour…

— Pourquoi Dany a foutu le feu ?

— À la pute ? Je sais pas. Il a trouvé du parfum dans son sac, un truc qui avait l’air de valoir de la thune. Un truc en argent, je crois. Un truc de marque, très lourd. C’était drôle, pour une pute, de se balader avec ça dans le sac, d’habitude y a rien… Il lui a dit qu’elle puait la merde. C’est vrai qu’elle puait la merde : elle s’était fait dessus. On a tous cru qu’il faisait ça pour déconner, mais il lui a arrosé la figure bien comme il faut et il a allumé. La pute est tombée dans les vapes. Ils l’ont fait revenir et il a recommencé. À la fin, ça puait le cochon grillé, en plus du reste. Dany s’est marré, il a dit qu’il allait lui carboniser aussi les poils du cul… Et il l’a fait, mais je crois bien qu’elle sentait plus rien du tout… C’était un truc de dingues, vous comprenez ?

— Je ne sais pas. Je ne crois pas, mais peut-être que oui. J’aime mieux ne pas savoir. Qu’est-ce qu’il a fait du parfum, Dany ?

— Il l’a filé à sa copine. Je veux dire : pas le parfum, parce qu’il en restait plus, mais le truc en argent autour. Il a balancé le parfum vide, dedans, dans la cour, il a gardé le reste. Ça faisait comme un emballage, je sais pas comment ça s’appelle.

— Je ne sais pas non plus, mais je vois de quoi il s’agit. Tu connais sa copine ?

— Je connais sa copine.

— Tu te l’es faite ?

— Qui ça, la copine à Dany ? (J’ai fait non avec autant de précaution que si j’avais craint que mon cou s’émiette et que ma tête me tombe sur les genoux et n’éclate comme une pastèque mûre.) La pute ? (J’ai fait oui, en serrant les mâchoires aussi fort que je le pouvais. Il a reconnu :) Je me la suis faite comme les autres. (Il s’est rappelé sans contentement :) J’dis pas qu’elle avait pas été canon avant, mais c’était pas une affaire, une vraie glacière : autant se taper un morceau de barbaque… Marouane s’est quand même fait de la thune sur son cul, il a appelé des mecs et il leur a pris cent balles du coup…

J’ai ramassé le dictaphone, je suis revenu en arrière pour contrôler le niveau d’enregistrement. Stewball s’est redressé sur une épaule :