Au lieu de ça, j’ai remis mon pistolet dans la ceinture derrière, et je me suis servi du cran d’arrêt de Stewball pour trancher la bande d’Albuplast qui lui tenait les chevilles attachées. Je lui ai également défait les menottes et j’ai laissé tomber son matériel sur ses genoux :
— Tu as cinq minutes. Je t’attends dehors. Ensuite…
Je suis sorti sans rien ajouter d’autre : je ne savais pas moi-même de quoi ensuite était fait.
13
J’avais passé bien des jours et des nuits avec des criminels, mais jamais dans ma propre voiture à me demander comment les choses allaient tourner, ni ce que j’allais faire de ma vie et de la sienne. Stewball dormait en crabe dans le siège du passager. Il ne sentait pas bon, mais je ne valais guère mieux. Son poignet droit était attaché par les menottes à sa cheville gauche, ce qui limitait considérablement sa liberté de mouvements, mais il ne s’en était pas plaint. Il avait sombré presque tout de suite dans un lourd sommeil immobile, qui devait autant à l’épuisement qu’à la drogue. La Pontiac se trouvait toujours embossée sur le terre-plein entre deux entrepôts. Je ne risquais guère qu’une ronde de police, mais plus le jour et l’heure de la relève approchaient, moins leur probabilité augmentait. J’avais mis le Blues for New Orléans en sourdine, et mes pensées allaient de Dinah (probablement la flic avec une tronche de fille qui se fait pas mettre souvent, aux dires de Stewball) qui ne m’avait pas tout dit, à Marouane (qui avait fait de la monnaie sur le dos d’une mourante, toujours selon Stewball) dans son repaire, puis à mon antre où je garde l’intégrale de Billie Holiday et des milliers de livres qui ne me servent plus à rien, maintenant que je sais que ce qu’ils racontent n’a aucun rapport avec ma vie et le peu d’espérance que j’en avais.
Le ciel est passé au levant de l’indigo foncé à un bleu turquoise qui n’a pas duré, il s’est établi pour peu de temps une sorte de garance ancienne qui a vite viré à l’orange de cadmium et, sous la barre de nuages dont le ventre était violet outremer, le disque solaire est apparu, éblouissant comme tout l’or des Incas. Il a frangé l’horizon et les toits d’un jaune de Naples, vibratoire et très brillant. Duke Ellington préludait au piano avec son habituelle élégance sur les premières mesures du Portrait de Wellman Braud, tout de suite avant que dans l’urgence la contrebasse agile se mette à dévaler de manière presque obsessionnelle les quelques notes simples et pressantes qui constituent l’épine dorsale, le leitmotiv de la pièce. Les autres ne sont pas indifférents non plus, surtout Camey qui joue pour une fois de la clarinette — mais Camey pouvait jouer de tout.
Je me suis décidé d’un coup. J’ai mis le contact. Le gros V8 a répondu tout de suite, sans rechigner. Stewball s’est plus ou moins réveillé, en tout cas, il s’est redressé dans le siège. J’ai allumé une cigarette dont je n’avais pas le moindre besoin. Il s’est réveillé tout à fait et je lui ai passé la cigarette allumée. Il avait du mal à remuer les lèvres et semblait paralysé du côté gauche. Il ne m’a rien demandé et je ne lui ai rien dit. S’il n’aimait pas Duke Ellington, il ne m’en a pas fait la remarque. Le soleil a grimpé rapidement et il a disparu derrière le plafond bas et presque rectiligne des nuages. Il n’est resté de la portion de ciel visible qu’une bande cobalt claire et froide qui a tourné au gris.
Je me suis arrêté à la première station de métro venue. Je me suis penché pour défaire les menottes que j’ai rangées dans ma poche droite, là où je les mettais toujours pour servir de lest au pan de veste en tir rapide. J’ai tiré deux cents francs de ma poche. Un billet à moi. Stewball m’a regardé avec effroi.
— On se quitte.
— Vous pouvez pas faire ça.
— Je peux faire ça. Je ne t’aime pas assez pour passer le reste de mon existence avec toi. Je suis sûr que ça ne te conviendrait pas non plus.
Il a regardé le billet, puis ma face. Il a déclaré lentement, d’un ton de certitude tranquille :
— Si je sors, je me fais crever. Vous connaissez pas Marouane.
— Je ne le connais pas. Le peu que j’en sais, c’est que je l’ai toujours considéré comme une lope et un suceur de bites. Avant de rendre des services à Bingo, il m’a servi plusieurs fois de balance et ça n’a jamais contribué à le faire remonter dans mon estime. Rien qu’un connard en plâtre… (J’ai consulté ma montre. J’avais besoin de sommeil. De Lady Day et de plusieurs millénaires de sommeil.) C’est là qu’on se quitte, Stewball…
Je me suis penché pour lui ouvrir la portière. De sa main libre, il m’a agrippé le poignet avec une force surprenante, ou bien c’était moi qui étais à présent trop faible :
— Emmenez-moi aux flics…
— Aux flics, tu prends quinze à vingt ans, si tu échappes à la perpète… En outre, je ne suis pas sûr que tu seras plus en sécurité en taule que dehors. Par ailleurs, à la Douze, tu risques de passer un sale quart d’heure, parce que je doute que Bingo te fasse le moindre cadeau…
Il m’a fait observer, avec une sourde véhémence :
— Le connard, on l’a pas crevé sur la Douze…
Il était presque onze heures et je n’avais toujours pas dormi. Je me trouvais depuis neuf heures dans le petit troquet où j’avais acheté mes cigarettes et pris un verre avec Dinah à la fin de ma garde à vue chez Philippe. Il avait pris livraison de Stewball et m’avait proposé d’assister à son audition. Je n’en voyais pas l’intérêt. Il m’avait suggéré de rester à sa disposition tout de même. Nécessités de l’enquête. Il me l’avait suggéré en y mettant beaucoup plus de formes que lors de notre précédente entrevue. Je m’étais installé au fond de la salle, dans un coin où je ne tournais le dos à personne. Peu avant dix heures, deux voitures avaient quitté le parking de son antenne à toute allure, les gyros allumés, mais sans le deux-tons. Une R19 avec trois hommes à bord et une petite AX dans laquelle il m’avait semblé que le passager finissait d’enfiler en hâte un de ces pare-balles bleus de l’Usine qui pèsent trois tonnes et ont pour principal mérite d’handicaper les mouvements. Il se pouvait qu’ils aillent sur autre chose. J’ai commandé café sur café, et lorsque je me suis senti plus sûr de moi, un bourbon avec de la glace. À force de fumer, j’avais la bouche en carton d’emballage et les bronches remplies de kapok. J’ai sorti le dictaphone, je l’ai posé devant moi et je l’ai allumé seulement quatre à cinq secondes. La voix, métallique et dépourvue d’inflexion, semblait provenir du fond d’une citerne, mais chaque mot était parfaitement distinct et audible. J’ai éteint. Le bourbon n’avait pas de goût, il m’a laissé sur le palais des relents pharmaceutiques.