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Mauvaise idée, le bourbon.

J’avais payé et je remettais la monnaie dans mes poches lorsque Philippe a fait irruption et a gagné ma table d’un pas pressé. Il est resté debout, les poings dans les poches de pantalon à se suçoter l’intérieur des joues, ce qui donnait à son visage perplexe un expression juvénile, passablement désarmante pour qui ne le connaissait pas. Il s’est balancé sur les talons et m’a déclaré d’une voix teintée de ressentiment :

— Votre cousin a chanté. Il s’assoit sur une complicité d’homicide et sur un homicide volontaire. Il vous a raconté des craques sur Armand, mais pas sur la fille. (Il a réfléchi, puis reconnu :) Pour l’instant, nous sommes blêmes : pas le moindre élément. Tout repose sur des déclarations dont n’importe quel bavard peu démonter la fiabilité.

— Nous avons tous nos problèmes.

Il a encore réfléchi, puis s’est décidé :

— J’ai envoyé deux équipes autour de chez Marouane. Ils ont pris position il y a moins de dix minutes. L’animal est dans son trou. Ça vous dirait, une partie de saute-dessus ?

— En l’honneur de quoi ?

— En l’honneur de rien.

Nous nous sommes mesurés du regard. J’avais été ce qu’il était, et pour rien au monde je n’aurais souhaité qu’il devînt ce que je suis. Près d’un quart de siècle nous séparait, seulement un quart de siècle et rien d’autre. Je me suis levé, j’ai refermé ma veste de treillis et je l’ai suivi dehors.

Nous avons eu Marouane au lit. Malgré l’effet de surprise et le nombre qui jouaient en sa défaveur, il s’est bien comporté. Il s’est jeté vers le chevet où j’ai eu le temps d’apercevoir la silhouette couchée d’un Beretta automatique à quinze coups. Philippe ne lui a pas laissé le temps de l’atteindre. Il lui a shooté dans le flanc, ce qui a dévié Marouane de sa trajectoire initiale et l’a envoyé valdinguer contre le mur. Avant qu’il n’ait eu le temps de faire quoi que ce soit, Philippe s’était emparé de l’arme et l’avait lancée derrière à l’un de ses hommes. La pièce était juste assez vaste pour nous contenir tous, mais pas suffisante pour un combat en règle. Cependant, Marouane s’est relevé avec une grande capacité de réponse et cette immédiate sûreté de soi qu’on n’acquiert que grâce à un stage minutieux dans un centre commando. Il s’est lancé, les poings près du corps et le buste baissé, au contact de Philippe, persuadé qu’il était d’ouvrir une brèche dans notre dispositif en en bousculant d’entrée de jeu la pièce maîtresse. Je suppose qu’il avait prévu ensuite, mettant à profit la confusion, de se lancer par la fenêtre, ce qui était jouable. À sa place, du temps où j’étais en pleine possession de mes moyens, je n’aurais pas calculé autrement. Philippe n’a pas reculé. Il a encaissé dans le flanc gauche et en pleine face, mais son genou est rentré dans l’entrejambe de l’adversaire surpris et dans le même temps, il a frappé des deux coudes au visage, comme à l’exercice. Marouane a esquissé un début de saut périlleux arrière, mais Philippe l’avait accompagné en lui balayant une cheville et il est tombé lourdement de côté.

Philippe s’est reculé. Il a sorti un mouchoir en tissu et s’est mis à se tamponner le sang qui lui coulait de la bouche. Marouane se tordait sur le plancher en se tenant les couilles à deux mains. Philippe lui a tapoté le genou du bout de sa chaussure. Il a murmuré sans animosité :

— Écoute, garçon, je ne t’en veux pas d’avoir tenté ta chance. Maintenant, si tu veux qu’on continue, je dois t’avertir que j’en ai un plein wagon et que mes gars sont des types très chauds avec les mecs de ton genre. C’est à toi de voir…

Marouane a vu.

Il s’est laissé faire comme un grand et la perquisition s’est déroulée sans le moindre incident. La chambre de tortures se trouvait bien là où Stewball me l’avait indiquée, au deuxième, fond de couloir gauche, près des chiottes. Philippe a appelé l’identité judiciaire par radio, à cause des coulures de sang dans les interstices du parquet qui avaient subsisté malgré un lessivage à la diable. Il a saisi l’autre moitié de bâche plastique correspondant à celle trouvée sur les lieux où on avait découvert Velma. Un de ses inspecteurs est revenu de la cour avec la recharge de parfum vide que Dany avait flanquée par la fenêtre… Philippe m’a fait signe et il a pris Marouane à part dans le couloir.

— On peut tout éclater partout, garçon. Ça serait mieux que tu nous dises où chercher. J’ai déjà tout ce qu’il faut pour te faire dégringoler, mais j’aime fermer toutes les portes…

— Qu’est-ce que vous cherchez ?

— Les photos…

Marouane nous a regardés chacun à tour de rôle. Il était marqué au visage, mais moins que je ne l’avais craint. Il s’est appuyé des épaules à la cloison et à demandé qu’on lui desserre les menottes parce qu’il ne sentait plus ses mains. Philippe s’est contenté de sortir une cigarette de sa poche et de l’allumer. Quant à moi, je n’avais pas de vraie existence et aucune compétence pour faire quoi que ce soit. Marouane nous a indiqué la cache sous un manteau de cheminée. Nous aurions trouvé de toute façon. Philippe a ouvert la boîte en fer qui avait contenu des biscuits de qualité médiocre. Il a fourragé dedans. Les négatifs qui l’intéressaient étaient en bandes dans une pochette de développement standard. Il les a mises dans la lumière et m’en a tendue une après l’avoir examinée.

— Ce garçon, a-t-il dit sans tourner le visage vers Marouane, est doté d’un grand sens commercial. Peut-être que ça lui vient de ses origines moyen-orientales. Il a profité des festivités avec la fille pour s’adonner à un petit safari-photo. Je sais qu’il y a preneurs pour ce genre d’images dans certains cercles S.M., moins étroits qu’on le pense, moralement et financièrement. Je l’ai appris grâce aux confidences complémentaires de votre cousin. Difficile de trouver meilleur moyen de preuve…

Sa main est restée dans le vide. J’en avais assez vu et entendu et mes tendances sado-maso se bornaient à me pencher parfois, lorsqu’il me tombait sous la main, sur l’Album de la Comtesse. J’ai allumé une cigarette. Marouane m’en a demandé une. J’ai interrogé Philippe du regard. Il a haussé les épaules comme si l’affaire ne le concernait pas directement. J’ai fermé le poing et il n’a pas bougé. Marouane a reculé la tête. L’un de mes principes avait été de ne jamais cogner sur un homme attaché les mains dans le dos. J’ai armé le bras… Marouane a rencontré le mur derrière lui. Je suppose que si le coup l’avait atteint, il lui aurait enlevé toutes les dents de devant et fracassé la mâchoire, mais j’ai dévié au dernier moment et mes malléoles ont percuté le mur et laissé leur empreinte en creux dans le plâtre. Le choc m’a ébranlé de la nuque aux talons, tandis que la douleur montait jusqu’à l’épaule. Philippe a remarqué avec un sourire forcé :

— Pas encore pourri : vous avez conservé quelques facultés d’émotion.

— Quelques. Cette remarque n’ajoute rien à votre gloire.

Lorsque nous sommes retournés à son service, la BMW se trouvait déjà dans la cour et des flics la passaient au peigne fin sous les yeux de son propriétaire, qui était lui aussi menotté dans le dos. Un maigre barbillon aux yeux fuyants, vêtu de manière négligée et voyante. Philippe travaillait vite. À notre arrivée, un policier de l’identité judiciaire s’est approché et a salué Philippe. Il m’a adressé un regard pressé et s’est borné à hocher le front à mon adresse. Mon visage lui était familier, mais il ne me remettait pas et visiblement la chose lui était de peu d’importance. Il a résumé brièvement.