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— Pas plus qu’avec le Grec. Seules l’assurance de l’impunité et l’existence d’une couverture sociale correcte pour ses membres distinguent le banditisme d’État de l’autre. Pour le reste, rien ne les différencie au fond. Je ne vous retiens pas.

J’ai rabattu le couvercle de la malle. Coburn s’est enlevé de mon chemin. Il avait les cheveux d’un blanc de neige qui détonnaient en plein jour bien plus que de nuit, et une sorte de lassitude triste se voyait aux coins de sa bouche, large, mobile et prompte à l’ironie et au sarcasme, qui aurait pu en faire à elle seule un honnête homme. Ce qu’il avait à se reprocher à lui-même ne me concernait en rien. Je suis monté au volant, j’ai flanqué la cassette vidéo sur le plancher devant le siège du passager. J’ai allumé le lecteur de C.D. et j’ai démarré sans qu’il ait changé de place, sans que le moindre trait de son visage ait bougé. Il m’a fallu d’abord m’extraire des embouteillages du périphérique, puis de quelques bouchons sporadiques qui ont eu lieu jusqu’au niveau de la sortie Nemours, ensuite le reste est allé tout seul.

En arrivant, j’ai dormi presque trente heures. Jacques m’avait logé dans l’ancien pigeonnier qui flanque l’un des angles de sa demeure. C’est le sifflement entêtant du vent qui a fini par me réveiller, ainsi que la tranquille lumière dépolie et bleutée qui sourdait des petits carreaux dans les murs, par où entraient et sortaient autrefois les pigeons qui peuplaient alors les lieux. La pièce comportait un lit guère plus large qu’une couchette de bateau, au matelas mince et dur comme un biscuit de soldat, une table abattante qu’on pouvait relever contre le mur, ainsi qu’un tabouret et un coffre sur lequel j’avais posé mon automatique, mes cigarettes et mon briquet avant de plonger dans le noir. Mes vêtements pendaient au clou derrière la porte et mes bottes étaient rangées au pied du lit.

Je me suis habillé et je suis descendu.

Personne dans la salle commune, ni dans la cuisine. Personne non plus dans le petit bureau que Jacques s’était aménagé dans une ancienne soupente et dont les murs et le plafond étaient faits de planches de pin mal équarries. Je suis retourné dans la salle, je me suis occupé à faire un feu dans la cheminée où l’on pouvait se tenir à cinq debout et le soir est venu peu à peu sans que j’y prisse garde. Il m’intéressait aussi peu qu’un changement de majorité présidentielle, comme tout ce qui se produit chaque jour et ne change rien au fond. Jacques est rentré alors que je finissais de lire la lettre de Dinah. Il était couvert de plâtre de la tête aux pieds et m’a tendu une large main rugueuse en tordant le poignet. Il a cherché quelques mots qui pussent tenir lieu de paroles de bienvenue, il en a hasardé deux ou trois qui traînaient dans un coin et n’avaient pas servi depuis longtemps. Puis il est allé chercher une bouteille et deux verres, nous avons trinqué et il est allé se doucher. Je me suis assis dans l’angle gauche de la cheminée, les chevilles croisées et le verre entre les talons. Une cigarette à la bouche, j’ai repris la lettre depuis le début. J’en avais connu de plus pénibles, mais aussi de moins confuses. Sa lecture me faisait penser à ce que pouvait ressentir une guêpe enfermée dans une bouteille vide. Une bouteille trop vaste et bien trop vide pour elle.

Je ne comprends pas. Je ne comprends plus. Tu es là et tu n‘es plus là. Je ne te dois rien, tu ne me dois rien. Je sais que tu es venu voir D. et pas moi, je sais à cause de quoi tu es venu et que tout est parti de là. À cause de saloperies. Jamais seulement un homme et une femme. Quand tu es avec moi, je n’arrive pas à te parler. Le reste du temps non plus. Si seulement je savais ce que je veux au juste. Si je savais ce que je veux réellement. Plusieurs fois, j’ai voulu réellement être morte. Faux, pas être morte : j’aurais voulu ne jamais avoir été vivante. Jamais. Voilà. Je ne peux pas te parler. Ne jamais avoir été vivante.

Plus loin, elle reconnaissait : Lorsque je l’ai fait, quand j’ai vu tout ce sang partout dans la salle de bains, et il y en avait jusque sur les glaces de l’armoire à pharmacie, ça m’a surtout donné envie de rire, comme si c’était un truc qui était en train d’arriver à quelqu’un d’autre. Je n’avais pas mal du tout. Je riais, j’ai même fait des dessins à la Jackson Pollock par terre un peu partout. Le vieux coup de la boîte de conserve percée, remplie de peinture et balancée au bout d’une ficelle. Je te dis pas la note que j’ai reçue du syndic, après, quand j’ai dû déménager et qu’il a fallu changer la moquette. Le sang, ça ne part jamais tout à fait. Là, j’ai eu mal. Plus mal qu’à l’hôpital en sortant de réa’. Mais sur le moment, sur le moment, quelle rigolade ! Putain, je crois bien que j’ai rarement autant ri de ma vie ! Dommage qu’on ne puisse pas se le payer plus souvent, au prix où est la moquette…

Vers la fin, elle notait : Jamais autant écrit à un homme. Jamais autant écrit à quelqu’un. Jamais autant écrit du tout. Pas pour avoir des réponses, puisque je ne connais même pas les questions. Les trois dernières lignes, tracées à la hâte et visiblement après coup d’une écriture microscopique, étaient parfaitement indéchiffrables. Jacques est redescendu de l’étage. Nous avons repris un verre, chacun abîmé dans ses propres réflexions. Nous avons écouté craquer le bois, chuinter les gaz de combustion entre les bûches, le vent gémir et se plaindre, puis ronfler dans le conduit avec un enjouement soudain. C’était un vent d’humeur versatile qui promettait un temps changeant. Jacques s’est penché pour fourgonner les braises à l’aide d’une sardine à béton. Il m’a dit :

— Pendant que tu dormais, j’ai rangé la ‘Tiac dans la bergerie. (Il a ajouté, le visage penché sur les flammes qui se ravivaient, passant du bleu à l’or :) Tu as toujours ta place ici. Le Plateau change. L’autoroute va passer à six kilomètres à l’ouest, de l’autre côté du Caylar. (Il a bougé les épaules, et son visage a été traversé par une expression amère, qu’il n’a pas songé à dissimuler.) On risque de l’entendre par temps de pluie, c’est tout. Elle passera de l’autre côté de la colline. Mais tu as toujours ta place.

— Non. Je ne pourrais plus être d’aucune utilité.

Il m’a jeté un court regard. Il a de nouveau bougé les épaules, avec une rudesse embarrassée et il a reporté les yeux vers les flammes.

— J’ai rencontré quelqu’un. Elle n’est pas très jeune, moi non plus. Lorsque nous nous sommes connus, toi et moi, et quelques autres qui ont disparu de nos vies, c’était en 62…

— Fin 1962. Nous savions d’où nous revenions. Pas où nous allions.

— Il y a trente ans.

— Nous n’allions nulle part. Nous ne le savions pas, et c’est tant mieux. J’ai longtemps caressé l’espoir de revenir ici, sur le Plateau, pour y passer le reste de ma vie. Je n’avais pas envie de continuer à vivre, ni de mourir en terre étrangère et c’est pourtant bien ce que je vais faire. Quelle importance ?

— Tu verras demain matin : j’ai acheté une Toyota Four Wheels Drive. Ma compagne pense à installer un élevage de volailles derrière, entre les pierrades et la lavogne, des volailles de plein air. Elle a fait monter quelqu’un de Millau pour l’étude de faisabilité. Selon lui, c’est jouable. (Il a ajouté, en tendant frileusement les paumes vers le feu, avec un petit rire dépourvu de relief et de chaleur :) Elle dit que ça ne m’empêchera pas de continuer mes petites conneries dans le bâtiment, mais qu’au moins comme ça, on sera couverts.

— Faisabilité. Jouable. Couverts. Un vrai chef d’entreprise.

— Bonne gestionnaire. Tu pourras toujours revenir.

Seuls le vent et le feu qui se tordait avec vivacité n’avaient pas changé, ainsi que l’âtre barbouillé de trop de suie depuis trop de lustres pour qu’il fût encore curable. Jacques et moi avions remonté seuls à l’aide de vérins la monumentale pierre de linteau qui ne faisait pas loin de la tonne, tandis que les bourrasques amenaient jusqu’au milieu de la salle une neige glacée, piquante et abrasive comme ce sable fin qui crisse entre les dents et qu’on utilise à la lance sous pression pour les ravalements de façades. Il avait ensuite fallu redresser puis remettre en place dans le parement du mur, centimètre par centimètre, les deux lourds corbeaux en grès qui la soutiendraient. En regardant de la porte principale, l’écu de celui de gauche, profondément buriné, ne présentait plus rien de lisible, tandis que le droit montrait encore, à peine patiné, un blason sans brisure orné d’une des plus magnifiques croix pattées qu’il m’ait été donné de voir. L’orle patiné qui l’entoure a l’épaisseur d’un pouce et se surmonte d’un heaume taré de face à la visière baissée, dont la facture à la fois rudimentaire et emphatique indique qu’il lui est postérieur de beaucoup et qu’en aucune manière il n’est dû à la même main. On retrouve le motif central du blason au milieu de la pierre de linteau, au-dessus d’un listel en forme de cartouche fait de lettres gothiques, elles aussi strictement illisibles.