J’ai allumé une cigarette. Je sentais contre les côtes le léger frémissement du Nagra qui déroulait sa bande sans bruit.
— Je me fous de tout ça. Dinah.
— J’y viens. En ce qui concerne Armand Fargeau, c’est Marouane et Stewball — sauf que c’est Stewball qui l’a ouvert et non pas Marouane, avec le cran d’arrêt que vous avez appréhendé. Si vous ne m’aviez pas amené Stewball, je ne vous dirais rien d’autre.
— Je sais aussi le reste.
Philippe a allumé et éteint son lampadaire de bureau. Il s’est renversé dans son fauteuil et a grimacé :
— Le reste ne me plaît pas. Il va vous enchanter, mais il ne me plaît pas. Voilà : j’ai entendu les deux guignols sur le commanditaire de l’expédition punitive. Vous pouvez lire leurs auditions… (J’ai refusé d’un geste du front.) J’ai personnellement avisé l’inspection générale des services dans l’heure qui a suivi, car leurs propos mettaient gravement en cause un fonctionnaire de police. Une heure plus tard, la direction de la P.J. m’a envoyé un coursier spécial afin de récupérer une copie de la procédure en l’état. Je l’ai remis avec une note de synthèse. C’est moi qui ai entendu en personne les deux comiques, séparément puis ensemble. Leurs déclarations n’ont pas varié d’un iota. À la fin de la garde à vue, je les ai fait présenter au Parquet. Je pensais hériter de la Commission rogatoire…
— Vous ne l’avez pas héritée…
Il a eu un sourire froid, tranchant.
— Commission rogatoire attribuée au Groupe criminel de la Douzième Division, pour la raison juridiquement imparable que les faits principaux ont été commis sur le territoire de la Douze. (Il a grincé des dents.) Autant demander à des pyromanes d’éteindre leur feu.
— Dinah…
— Elle vous a cherché partout. Elle vous a appelé des dizaines de fois. Elle était en chute libre.
— Je ne savais pas ce que je devais lui dire — ou ne pas lui dire. Si elle n’avait pas été flic, les choses se seraient passées tout autrement.
— Si. Les aveux des deux guignols faisaient état d’un décrochage que Bingo aurait effectué au Parquet, lors d’une enquête les concernant. Dinah était le second d’une des U.R. que chapeautait Bingo. C’était donc bien un de ses chefs. On a mis du temps à retrouver le dossier en question. Il s’était égaré entre le bureau de M.A.C. et le Parquet, ou entre chez Bingo et M.A.C., allez savoir. Ça a agacé les Bœufs et on a fini par retrouver la procédure, parce qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement. On a regardé dedans : pas trace de Bingo — pas la moindre trace écrite. C’est votre amie qui avait pris la mesure de garde à vue et tout signé, de ce fait… Elle a même commis une énorme connerie : quand on prévient le Parquet d’une affaire, on en fait mention par écrit avec la décision du magistrat et les mis en cause signent chacun avec celui qui a avisé. Sans doute emportée dans le feu de l’action, au moment de les remettre dehors, Dinah a fait cette mention à son nom à elle alors que c’était Bingo qui avait appelé. Elle a fait signer les deux connards et elle a signé elle-même…
J’ai écrasé ma cigarette en me penchant. Philippe m’observait avec moins de distance. Il m’a regardé dans les yeux :
— Ça ne sortira pas de cette pièce, mais je suis sûr que c’est bien cet enculé de Bingo qui a monté le coup. Les guignols ne m’ont menti sur rien, je ne vois pas pourquoi ils auraient menti là-dessus. (Il a écrasé sa cigarette et s’est accoudé de nouveau. Sa voix s’est brusquement teintée de tristesse.) Les fumiers des Bœufs ont convoqué Dinah, mais pas Bingo, naturellement. Son interrogatoire a duré six heures et tout laisse à penser qu’il ne s’est pas déroulé dans de bonnes conditions de confort. Le lendemain matin, une voiture de la Division est venue l’arracher au commissariat. J’étais à l’arrivée, dans le bureau de Starsky. Ils n’avaient pas pu faire autrement que m’inviter, mais ils s’en seraient bien passés. Il y avait là Starsky, M.A.C., Cohen qui était descendu en catastrophe de la B.R.I.[8] et se trouvait à jeun pour une fois, signe que les choses étaient graves. Bingo a effectué une courte apparition avec deux des membres de sa garde prétorienne. Il a fait une brève déclaration qui avait le mérite de la franchise et l’avantage de la clarté : « Si je tombe, vous tombez avec. Une chose est sûre, je ne tomberai pas tout seul… » Je passe sur certaines précisions. Elles sont à usage interne et ne concernent que l’Usine. Vous connaissez les manières de Cohen. Il s’en est pris à votre amie de façon parfaitement ignoble. Selon lui, elle était le déshonneur de la police… Elle se comportait de manière plus dégueulasse qu’un juge ou qu’un avocat. Ses déclarations portaient atteinte à l’image de marque de la Douze…
— J’ai connu le même texte. Lorsque Cohen me l’a servi, il remontait d’un pot hebdomadaire avec ses troupes et il était à deux grammes cinquante d’alcoolémie. C’est pourquoi je ne lui ai pas éclaté la gueule à coups de botte.
Philippe a secoué la tête. Il s’est mis à griffonner sur son sous-main et m’a avoué d’un ton absent :
— Le but de la manœuvre, c’était de faire signer à votre amie une déclaration préfabriquée dans laquelle elle reconnaissait avoir menti aux enquêteurs des Bœufs. À aucun moment, Bingo n’était intervenu dans sa procédure, il n’avait appelé le Parquet et n’avait eu aucun contact d’aucune sorte avec les deux gouapes. C’était pour elle démentir point par point ses précédentes déclarations. Pendant que Cohen la travaillait au corps, Starsky tapait l’audition sur sa petite portable. Comme à son habitude, Mort À Crédit se tenait silencieux. Je suis sorti.
— Vous êtes sorti. Naturellement, ce que vous avez vu et entendu, vous n’en feriez pas état devant un magistrat.
— Non. Vous n’avez pas de leçon à me donner. Soyons clairs : pour moi, Bingo est un criminel de la pire espèce, parce qu’il le fait sous le masque de la vérité et de la justice. (Il a lâché brusquement :) Je vais vous dire une chose que vous ignorez sans doute. Bingo n’a pas fait dérouiller la fille parce qu’il avait du mal avec son mac. Il l’a fait dérouiller parce qu’elle n’avait jamais accepté de baiser avec lui. Malgré toutes les pressions possibles et imaginables. Savez-vous que Bingo avait donné des instructions au chef de poste du secteur pour que les Tuniques bleues la prennent à tour de bras et l’embarquent systématiquement pour contrôle d’identité trois fois par nuit ? Bingo était sûr qu’elle finirait par craquer et qu’il aurait droit à ses petites gâteries, gratuites ou même tarifées.
— La dimension humaine… Peut-être lui aussi l’aimait-il, à sa façon.
Philippe a ricané. Il avait perdu le fil de ses propos et ce qu’il considérait dans le vague sans cesser de griffonner à la manière d’un sismographe déréglé, je n’en avais aucune idée. Je ne voulais pas en avoir idée. Au bout d’un long moment, il a relevé la tête :
— Votre amie Dinah a résisté à la pression jusqu’au bout. Elle a refusé de signer. Elle a demandé à être remise à la disposition du Bureau administratif. Il n’y a pas qu’une division dans Paris et sans doute avait-elle encore l’espoir à ce moment que l’herbe était plus verte quelque part. Starsky a refusé. Il n’avait pas envie qu’elle risque de baver ailleurs. Le reste… Elle est rentrée au commissariat. Elle a remis son arme au divisionnaire pour qu’il la garde au coffre… Elle a pris sa voiture et il semble qu’elle ait passé le reste de l’après-midi à faire du ménage. Le soir, un voisin l’a croisée dans l’ascenseur. Elle allait prendre sa voiture. L’homme l’a décrite comme une sorte de zombie en tailleur sombre. Il lui a semblé qu’elle ne tenait pas très bien sur ses cannes, mais il a pensé que c’était à cause des talons hauts. Il ne l’avait jamais vue en talons hauts. Ce sont des gardiens de ronde qui ont trouvé sa voiture contre un arbre, allée de Gravelle. Elle se trouvait encore au volant. Il y avait un jerricane plastique rempli d’essence devant le siège du passager. Il était débouché, mais elle n’avait pas eu la force d’y mettre le feu. On a retrouvé son briquet sur la moquette, à ses pieds. SAMU.
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Brigade de recherche et d’intervention. A en charge la lutte contre le grand banditisme.