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Je n’ai pas touché au verre qui était pour moi.

Il a ajouté d’une voix sourde :

— Je sais seulement que c’est bien ce gros porc qui l’a fait.

— Rien que des déclarations de repris de justice sans aucun élément pour les étayer.

Duke m’a saisi le coude. À quelques centimètres près, ses doigts auraient touché la carcasse métallique du Nagra. Sans doute l’aurait-il prise pour celle d’une arme à feu. Duke n’avait jamais été zombie et il n’avait aucune idée des enculeries dont les services spéciaux sont capables. Il a eu un rire sourd en forme de retour de flamme :

— Trop longtemps que je fais ce métier. Je sais reconnaître un criminel quand j’en rencontre un. Deux choses : Bingo l’a déjà fait une fois, quand il était à la B.R.I. Il a déjà fait casser au moins une fille qu’il trouvait trop récalcitrante. Il l’a fait casser par des yougos qui tiennent un rade sur le Vingt. Elle a eu la chance de s’en tirer avec deux mois d’hosto…

Il a réfléchi une dernière fois, il a regardé tout autour, puis a murmuré sans me regarder :

— Une heure avant que Velma se fasse arracher sur Gravelle, quelqu’un a vu passer deux fois Bingo dans sa Rénégade. Quelqu’un l’a vu s’embusquer à distance. Et y rester jusqu’à ce que Velma ait été embarquée, puis s’en aller peu après.

— Quelqu’un qui tapinait aussi pour Fortune. Une fille moins grande mais tout aussi jolie que Velma. Une sorte de pom-pom girl qui travaillait souvent avec des rollers et un T-shirt UCLA. Pourquoi est-ce qu’elle n’a pas rencardé Fortune directement ?

— Parce qu’elle ne travaillait plus pour Fortune. Parce qu’elle avait plus peur de Bingo que de Fortune. (Il a ajouté d’une voix détimbrée, très amère et lointaine :) Parce qu’elle ne voulait pas que je tombe.

— Pas une seule bonne raison. Si elle ne travaillait plus pour Fortune, pour qui travaillait-elle ?

— Plus pour personne.

— Où est-elle ?

— Partie. Dans les deux heures qui ont suivi la découverte du cadavre.

— Loin ?

— Aussi loin qu’elle pouvait aller.

— Où est-elle ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

J’ai glissé à bas de mon tabouret. Saïd est entré comme je sortais et nous nous sommes seulement serré la main au passage, sans un mot. J’ai repris ma Pontiac et je suis parti.

C’était la dernière fois que je voyais Duke vivant, mais je ne le savais pas.

18

Rien que des voyages. J’ai appelé Fortune depuis chez moi. Je me tenais dans mon fauteuil, le dos tourné aux rails. J’avais enlevé le Nagra de mon flanc. Il se trouvait devant moi, sur le sous-main, avec mon dictaphone à côté. Tous deux tournaient et les voix se mélangeaient. Elles racontaient la même histoire, vue d’endroits différents et suivant des perspectives qui n’étaient pas les mêmes, et ne pouvaient en rien rendre compte du fond. Le fond tenait dans les vingt-quatre heures que Velma avait vécues entre les mains de ses tortionnaires. Comme tel, il ne présentait guère d’intérêt et ne revêtait qu’un caractère purement anecdotique. J’ai déclaré :

— Ne me coupez pas. Je ne bougerai pas de chez moi — de l’endroit qui me tient lieu de chez moi. Je vous attends. Vous entendrez des choses qui risquent de ne pas vous plaire, mais si vous venez, c’est que vous l’aurez voulu…

Il est venu. Je ne me suis pas levé pour ouvrir. Il est rentré, avec le type que j’appelais Coburn sur les talons, le porte-flingue de Charley Médina. Fortune tenait une mallette attachée à son poignet droit par une menotte et une chaîne d’acier. Il portait un complet bleu poudre qui lui donnait à lui aussi l’air d’un G-man. Chemise en soie lavande et cravate noire. Coburn est resté en retrait, hors de la lumière de ma lampe de bureau. Fortune m’a dit à son propos :

— Il peut rester, comme m’attendre en bas.

— Aucune objection à ce qu’il reste, en ce qui me concerne. Il n’y a ni assez de verres, ni assez de sièges pour vous deux, mais il peut aussi bien s’installer sur le divan et boire à la bouteille comme tout le monde.

J’ai sorti deux verres que je tenais en réserve à cette occasion, ainsi qu’une bouteille de Southern. Fortune s’est posé sur la chaise, et il a défait le bracelet d’acier qui retenait la mallette. Sans beaucoup bouger, il l’a ouverte devant moi. J’ai allumé une cigarette et dissipé la fumée devant mes yeux.

— Tous les trésors de l’Arabie, Fortune… On dirait bien que nous ne nous sommes pas compris.

J’ai penché la tête de côté :

— Asseyez-vous donc, Coburn. C’est un divan de merde, mais comme vous vous tenez, votre posture me rappelle celle d’une statue — la statue du Commandeur. Chez moi, ce sont des choses qui provoquent facilement la migraine.

J’ai pointé ma cigarette vers la bouteille :

— Faites le service, Fortune, et n’oubliez pas votre acolyte. Ça ne me dérange pas de boire à la bouteille.

Fortune a fait ce que je lui disais. Seigneur, pour un homme dans sa position, qui aurait pu m’écraser entre deux doigts. Je me suis accoudé au bureau, mon verre dans les doigts, la cigarette entre le majeur et l’index.

— Je crois comprendre, à la présence de Coburn, que vous êtes propriétaire de Charley Médina…

— De Charley Médina et du Grec. Et de quelques autres.

— C’était bien ce que je pensais depuis le début : beaucoup plus qu’un simple barbillon. On ne vous connaît, comme seuls signes extérieurs de richesse dans ce pays, qu’un loft comme bien des yuppies peuvent s’en payer de nos jours, et une Jaguar de collection qui ne fait guère plus de trente unités. Ailleurs… Ailleurs n’a guère d’importance… Rangez vos espèces : vous n’êtes pas le diable et je ne suis pas Faust. Je vous avais prévenu. Rien d’écrit.

Il a remué le front de manière pensive, puis il a levé la main en signe d’acquiescement. Coburn se tenait assis, immobile. D’où il se trouvait, il pouvait sans difficulté nous couvrir tous les deux et couvrir la porte d’entrée. Peu d’hommes sont capables d’une pareille immobilité. Il en faisait partie.

— Je peux vous faire écouter par sondage, ou vous faire entendre les deux bandes. Dans le premier cas, c’est l’affaire de quelques minutes, dans le second vous en avez pour une heure et demie.

— De combien de temps disposez-vous ?

— D’autant de temps qu’il le faudra.

Il a sorti une de ses cigarettes à la dynamite et l’a allumée. Il m’a tendu l’étui, mais j’ai refusé. Il l’a rangé dans sa poche intérieure. Il m’a semblé deviner le talon de crosse d’un automatique quinze coups par l’entrebâillement de la veste. D’une voix calme, il a remarqué :

— J’avais cru comprendre que vous refusiez ma proposition. Il semble que vous ayez changé d’avis. Puis-je en connaître la raison ?

— Non.

L’audition intégrale des deux bandes a duré quatre-vingt-dix-sept minutes à ma montre. Sans doute autant à la sienne. Nous avons eu le temps de descendre la bouteille à deux. Pour ma part, j’ai fumé une dizaine de cigarettes et Fortune presque autant, mais il ne s’agissait pas du tout de la même camelote. La moitié de ce qu’il avait pris m’aurait laissé raide sur le carreau. Peut-être était-il raide à l’intérieur, mais il n’en a rien laissé paraître. Lorsque la bande du Nagra a cessé de se dérouler, j’ai éteint l’appareil et il y a eu un instant de silence, troublé dans le lointain par le grincement d’une disqueuse. Fortune a levé les sourcils.