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Je rentrais chez moi.

20

Je suis sûr que c’est dans ses vieilles sapes, en soldat, qu’il aurait aimé passer au gril chez le Père Latrappe, Duke. Au lieu de ça, des guignols l’ont encostardé, ce qui fait qu’il y a eu droit déshonoré, fagoté comme un taulier du 36, ou un attaché d’administration centrale, ou encore en cadre supérieur d’entreprise, en d’autres termes comme n’importe quel suceur de queues professionnel. Il aurait aimé pas trop de monde aussi, rien que Junior et des potes, maintenant qu’il était délivré de tout, alors que ce sont d’autres guignols qui sont venus — des guignols qu’il était sûr de ne pas aimer.

Pour la frime, Würtz s’était déplacé en personne de la direction de la P.J., preuve que c’était un gros coup à écraser. Avec son fort accent de l’Est, il a ânonné son texte d’une voix aussi courte et étouffée, aussi hésitante que le peu de confiance qu’on était en droit de lui accorder, en regardant par terre tout le temps. De Würtz, je garderai le souvenir d’un personnage maigrichon au physique insignifiant, mais redoutablement infatué et à peu près aussi franc qu’un âne qui recule. Juste à côté de lui, il y avait Starsky, sanglé dans un imperméable blanc qui lui tombait aux chevilles. Starsky portait des bottes, de bien belles texanes. C’était du vrai boa, mais malgré cela elles ne lui avaient pas coûté cher.

Il regardait partout en même temps, avec un air de profond ennui. Il n’avait jamais aimé Duke et ne songeait pas à le cacher.

Quand Würtz s’est avancé en crabe au moment des condoléances et que, comme à son habitude, il a tendu une main au hasard, la tête de côté sans même lever les yeux, j’ai bien cru que Junior allait lui foutre sur la gueule, tout directeur que l’autre était. Comme rien ne venait, ce faux cul de Würtz a quand même un peu relevé le front. Junior ne le regardait pas. Il regardait Starsky droit dans les yeux. En face, très froidement. Junior, c’était Duke avec vingt ans de moins — un Duke sans toute la crasse que l’Usine lui avait déversée sur le dos. Le même air vache et dur. Il a dit à Starsky, d’une voix forte, que la rage faisait trembler, mais qui demeurait parfaitement distincte en dépit de la distance :

— C’est mon père qu’on enterre, aujourd’hui, pas le flic. Le flic, vous vous en étiez chargé avant.

Würtz a repiqué du nez par terre. Le courage n’avait jamais été son fort — celui que montraient ses hommes lui suffisait. Starsky a grimacé avec rage comme s’il allait mordre. C’était un risque.

— Du vent, a fait Junior.

J’ai fait un mouvement en douce pour appuyer le gosse en cas de besoin. Starsky m’a vu. Si Würtz avait eu des couilles, assez de couilles pour lever les yeux de son jabot, il aurait pu m’apercevoir également. Je suis persuadé que mon demi-sourire content lui aurait fait plaisir. Il n’y a pas eu besoin d’appuie-feu. Ils se sont tirés comme des péteux, alors qu’en comptant les chaouches, les factotums et les affidés, ils avaient l’avantage du nombre.

Quelqu’un se trouvait dans mon dos et m’a touché le bras un peu au-dessus du coude. Quelqu’un m’a dit :

— Vous ne les aimez pas beaucoup…

— Rien qu’une assemblée de malfaiteurs.

— Vous en avez fait partie.

— C’était avant que l’Usine roule pour le Centre national du Patronat français et ses séides.

— La Police a toujours roulé pour le C.N.P.F.

— Et ses séides. Quand j’en ai été, c’était avant de le savoir.

Je me suis retourné. Elle se tenait à deux pas derrière moi, la face inerte. Elle portait un tailleur sombre sans chichi et des chaussures plates. Son trench ardoise était ceinturé à la taille et ses yeux se dissimulaient derrière des lunettes sombres, sans en faire une mafieuse pour autant.

— UCLA.

— UCLA. J’ai perdu deux hommes le même jour. Un homme que j’avais aimé autrefois, et celui que j’aimais au moment où il est parti. Duke me parlait souvent de vous. Selon lui, vous ne vous êtes jamais couché.

— Je me suis couché. Une fois. Duke ne l’a pas su. Personne ne l’a su, sauf moi. Peu importe. Tout cela n’a plus de sens, UCLA. Ils sont morts.

Elle m’a tendu sa carte.

Je l’ai prise et je m’en suis allé dans la pluie et dans le vent.

À la sortie, sur le boulevard, une voiture à l’arrêt a corné. Une Renault 21 gris perle bardée d’antennes comme un thonier. Je savais qu’elle m’attendrait, à la façon d’une voiture pleine de gouapes. Tout de suite, c’était tant mieux. Elle avait été la voiture de fonction de Cohen, lorsqu’il commandait la Division. C’était maintenant celle de Starsky. Question gouapes, il était seul à bord. Il s’est penché, m’a ouvert la portière du passager. J’ai rameuté les pans de mon vieux trench mouillé et je suis monté. Comme Duke, je fumais trop et je n’avais pas de bonnes dents. Je ne faisais plus très attention à ma tenue non plus.

Starsky a décollé du bord du trottoir comme s’il sévissait déjà en second à la B.R.I. Tout le monde à l’Usine lui prédisait une belle carrière. On disait qu’avec la turbine qu’il avait dans le cul, Starsky aurait pu se permettre sans effort le voyage de la Terre à la Lune et retour. Je n’avais pas de raison d’en douter. C’était un type jeune, grand et athlétique. Il passait son temps entre midi et trois à remuer de la fonte, mais c’était le genre de nature à faire facilement du gras. Il regardait droit devant.

Il a déclaré en mâchonnant son cigarillo :

— Vous aviez beaucoup rencontré Duke, ces derniers temps.

Ça n’était pas une question, aussi n’ai-je rien répondu. Nous étions arrêtés à un feu. Je regardais une gosse qui passait. Dans les vingt ans, elle était tout de noir vêtue. Trop de cheveux et sa bouche à elle aussi avait trop poussé. Le reste aussi. Elle était gonflée à trois litres devant et deux litres huit derrière. Elle avait de maigres mollets de corbeau de course et portait elle aussi de ces bottines de soubrette très ordinaires, comme en avait Velma. Celles de Velma n’étaient pas ordinaires. À l’aide d’un petit parapluie framboise tout rikiki, elle se battait d’une main contre le vent et la pluie, tandis que de l’autre elle tâchait de tirer sur le bas de sa mini trempée.

J’avais remis mes écouteurs en montant dans la Renault.

J’écoutais en roulant la splendide version 1957 de Fine and Mellow, la dernière, celle que Lady Day a enregistrée à New York City pour le Ed Sullivan Show, peu de temps avant sa mort. Lady n’attaquait plus très bien, elle ne suivait pas très juste et n’avait plus cette inimitable diction précise et détachée qui lui avait fait encourir un reproche de maniérisme qui n’était pas sans fondement… Ça venait à la va-comme-j’te-pousse, à la chenille, et ce qui sortait de sa bouche ressemblait à des caillots noirs avec du sang mal digéré. Lady chantait à la manière de quelqu’un en train de se noyer dans la nuit — quelqu’un qui aurait été la plus grande chanteuse de blues de tous les temps.

En retenant mon souffle, j’ai regardé la gosse aussi longtemps que je l’ai pu. Elle avait une pudeur de pauvre. Les riches n’en ont pas, il leur suffit d’être riches. Ça a arraché un ricanement à Starsky. De mon regard, il avait dû voir seulement le côté pratique : il passait pour un pointeur de première. J’ai fermé les yeux. C’était pas la peine d’essayer de lui expliquer. J’ai pensé tout seul à la gosse. C’était peut-être une chouette môme gentille, propre et capable de compassion et de douceur — ou même de tendresse, qui sait ? Duke avait demandé la même chose à UCLA, et moi à Dinah. Pour lui comme pour moi, c’était maintenant trop tard. Quand même, j’étais content pour Duke du peu de temps que ça avait duré, du peu de paix qu’il avait eue.