— Tu mettrais combien de minutes pour tutoyer celle-ci ? murmuré-je.
Il se penche, évalue.
— Une dizaine ! fait-il.
— Regarde !
J’insère mon petit outil magique. M’attaquant à la plus coriace. Ça fourgonne un peu. La serrure renâcle, on dirait que ça la chatouille. Le pêne est rétif. Il aime pas mes manières. Bon, faut que je prenne l’autre bout de l’objet. Je me concentre. Dans ces cas-là, l’oreille est à l’unisson des doigts. Cric-crac ! Et d’une ! L’autre oppose, ainsi que prévu, une résistance moindre.
— Elle a dit oui, fais-je. Combien de temps ai-je mis ?
— Deux minutes et demie, répond Sauveur.
J’essaie de rester simple.
Il demande :
— Et maintenant, vous allez faire quoi ?
— Pousser et te laisser entrer le premier parce que tu es plus âgé que moi et que j’ai des usages.
Il pose sa grosse paluche malmenée par des béchamels sans nombre sur la mienne.
— Et vous l’aurez dans le cul ! annonce Kajapoul.
— Tu crois ?
— Yes, Sir, parce que cette taule est truffée de signaux d’alarme que vous n’avez pas vus ! Un miracle qu’ils n’aient pas encore crié au secours !
Il me désigne autour du chambranle différents petits points noirs, à peine plus gros que des pois chiche.
— Système Kersauson, annonce-t-il. Féroce ! Je suis tombé dessus, une fois, en Suisse, en bricolant une bijouterie de Genève. Ça a fait un tel foin que j’en ai encore des frissons dans les manettes.
Là, il marque un point gros comme celui qui figure au milieu du drapeau japonouille, mon compagnon.
— Et on fait quoi dans ces cas précis, monsieur l’ingénieur ?
— Attends-moi, je reviens.
Voilà qu’il me tutoie dans la foulée. Nous sommes, il faut dire, unis étrangement par cette visite illicite.
Il retourne à la voiture, revient peu après, portant un objet cylindrique et lourd de couleur rouge, que je n’identifie que lorsqu’il m’a rejoint : un extincteur d’incendie. Il dégoupille le bec de l’engin et se met à asperger les points noirs copieusement. Une mousse impétueuse dégouline le long du chambranle. Il attend un instant et actionne de nouveau l’extincteur.
— C’est efficace ? je murmure.
— En principe, oui. J’avais retapissé l’extincteur dans la malle en chargeant nos bagages ; heureusement.
— Ça fait quoi, ton truc ?
— Je ne suis pas chimiste, je peux pas te dire. Mon idée est que cette mousse contient un acide quelconque qui neutralise les contacteurs. Je m’en suis servi pour un casse avenue Niel. C’est un forban des Baumettes qui m’avait donné la recette.
— On peut y aller, maintenant ?
— Sois pas impatient, petit ; c’est comme le préshave : faut que ça imprègne bien avant que le rasoir attaque.
Il est d’un calme qui en dit long sur ses forfaits passés.
— Ce qui me dépasse, murmuré-je, c’est qu’un zig intelligent et courageux mette ses facultés rares au service de l’arnaque ; t’avais les capacités pour devenir un crack dans la vie normale, au lieu de te faire tirer dessus et de te respirer des années de gnouf !
Il n’apprécie pas fort. Renfrogne. Il dit, d’un ton maugréateur :
— Je sais, ça taquine tous les bons pékins ; ils pigent pas qu’on soit tenté par le frisson, l’amoralité, la marge…
Le voilà qui mate le cadran lumineux de sa tocante.
— Encore un peu de sirop, fait-il en exécutant une nouvelle projection de mousse, et ça va être bonnard.
Y a un oiseau de nuit qui se met à nous faire la converse du haut d’un gigantesque pin voisin. Des souffles tièdasses nous arrivent de la mer. Sauveur lève la tête pour considérer le fronton de la maison. Tu dirais le Parthénon en plus petit, en pas délabré.
— Je me demande ce qu’il branlait dans cette crèche, le Gitano, réfléchit-il. La vie de château, ça devait lui peler la prostate, à force. C’est un mec qui a une monstre bougeotte, la danse de Saint-Gui, le Parkinson. Une journée d’oisiveté et il lui pousse des champignons de partout ! Je me rappelle une période où ça craignait dur pour nous. On était allés se mettre au vert dans une auberge de campagne. Tu crois qu’il faisait la planche, Miguel ? Que tchi ! Il allait piquer les troncs de l’église du patelin pour s’entretenir le moral !
C’est drôle comme nos rapports sont en train de se modifier, Sauveur et moi. Jusque-là, je restais un perdreau à ses yeux. Un flic sympa, certes, mais avec lequel il gardait ses distances. Et puis, à cause de notre effraction mutine, la barrière est tombée et je suis devenu un pote avec lequel il ne se gêne plus. Son parler se laisse dériver, ses confidences remontent le courant. Il est bien aise, en grande confiance.
Il ouvre brusquement la porte en déclarant :
— La minute de vérité !
Rien ne se produit.
— Monsieur le commissaire est servi ! rigole-t-il en s’effaçant pour me laisser pénétrer.
Ce qui impressionne, c’est de trouver deux tréteaux et une draperie noire dans le hall. Probable qu’on y avait installé le cercueil de feu Irving Clay. Curieux que la funeral house du pays ne soit pas venue reprendre son matériel après usage. Il flotte dans l’air confiné une odeur douceâtre et fade : celle de la mort. Le hall est circulaire, un escalier à double révolution l’enserre et une rotonde vitrée l’éclaire. A travers les vitres on aperçoit la Voie lactée. Au fond un immense living, meublé moderne, avec des tapis et des rideaux blancs, me fait un peu songer à l’apparte de Sauveur à Paris. Curieux ce goût marqué des brigands pour le blanc, à croire qu’ils cherchent à oublier la noire laideur des geôles où ils ont séjourné.
Une salle à manger, une bibliothèque, s’il vous plaît ! l’office, et enfin des resserres garnies de denrées de toutes sortes : conserves, bidons, caisses de produits ménagers, une véritable réserve d’épicier en gros !
A l’étage, une demi-douzaine de chambres avec chacune son dressing et sa salle de bains. L’une, visiblement celle « des maîtres », est beaucoup plus spacieuse que les autres, d’un luxe tapageur : peaux d’ours blancs, lit à baldaquin sur un praticable tendu de velours bleu, tableaux libertins, meubles en faux ivoire au style baroque, il en remettait, l’Irving ! Se prenait pour un petit monarque de mes deux.
Dans un renfoncement, se trouve un bureau acier et verre fumé, muni d’un téléphone avec enregistreur de messages, d’un magnéto dernier cri, d’un télex et d’un petit ordinateur Apple ; c’est le coin boulot de l’homme moderne :
— Tu devrais essayer de retapisser la chambre de ton pote Miguel, conseillé-je à Sauveur. Il reste sûrement des traces de sa présence. Moi je vais étudier le matériel sophistiqué du boss pour si des fois il pouvait nous orienter sur ses activités.
Kajapoul acquiesce et se trisse. Moi, peinardo, je prends place dans le fauteuil pour tripoter les appareils rassemblés sur l’épais plateau de verre.
C’est intéressant, notre job, quand on le pratique consciencieusement, sans hâte, avec une minutie de documentaliste.
J’ai cramponné une feuille de faf sur la rame vierge en attente près de l’ordinateur, dégagé un stylo-feutre d’un godet de cuivre que ça représente plus ou moins un poisson debout sur sa queue. J’étudie chacun des appareils et je prends des notes, au fur et à mesure. Je suis à ce point captivé par mon boulot que je ne me rends pas compte du retour de Sauveur, aussi ai-je un sursaut lorsqu’un ronflement retentit dans la chambre. Je trouve le vieux voyou allongé sur le plumard, tel un gisant, les mains croisées par-dessus son pénis, la bouche entrouverte.