Lui et moi, ça s’est constitué de la manière suivante. J’avais filé rencard à Marie-Marie à la terrasse du Fouquet’s.
Elle est assise devant un Pimm’s. C’est moi qui l’ai initiée à ce breuvage. Ça lui a plu. Le goût, bien sûr, et surtout ce fourbi végétal que le barman fourre dedans avant de te l’apporter : tranches d’orange, de citron, feuilles de menthe, branche de céleri, cerise confite : un vrai repas ! Les Pimm’s du Fouquet’s sont les meilleurs de Paris.
Elle tète un petit coup son chalumeau. Ne m’a pas vu surgir car elle mate du côté opposé. Je m’avance vers elle, le cœur en liesse. Et puis voilà qu’une main me happe. Je regarde ces cinq doigts sur la manche de mon costume en jean. Les ongles sont carrés, la peau blanchâtre et tavelée. Je remonte de la main à la gueule de son propriétaire et reconnais Serge Monfourby, le directeur littéraire de l’Ahuri Saponifié, nouvel hebdomadaire à sensation, donc à procès, qui s’en prend à tout le monde, n’importe les enjeux politiques ou commerciaux. A ce degré, ce n’est plus du courage mais du suicide. Montfourby a toujours montré quelque bienveillance à mon endroit (voire à mon envers, car il est homo à en faire dégueuler un phoque grec) ; il prétend que nous sommes de la même race, les deux, à cause de mon anticonformisme. Mais moi, bêtement, je crois pressentir au contraire des nuances entre lui et moi.
— Antoine ! il murmure, tu devrais nous écrire un papier d’humeur chaque semaine. Quinze lignes sur un coin de table, pour dénoncer la connerie.
— Pour dénoncer la connerie, Sergio, c’est pas quinze lignes qu’il me faudrait, mais la valeur du Larousse Universel en 20 volumes (comme l’eau oxygénée).
Et à cet instant, j’avise un type du genre homme à femmes (faciles) qui se penche sur Marie-Marie.
Je m’avance derrière lui sans qu’il m’entende ni sans que Marie-Marie me voie puisque le mec me masque. Je l’entends murmurer :
— Je peux vous dire quelque chose ?
La Musaraigne ne répond pas, mais son regard doit exprimer un bout de consentement car le gars en question dit comme ça :
— Je suis capable de vous brouter la chatte pendant deux heures avant de vous enfiler ma grosse queue.
La môme, du tac au tac, répond :
— Eh bien, voilà qui est intéressant à savoir, monsieur !
Et à moi qu’elle vient enfin d’apercevoir, et très fort :
— Tu te rends compte, Antoine ? Monsieur peut me faire minette pendant deux heures avant de m’enfiler sa grosse queue !
Aux tables voisines, les conversations cessent. Le serveur en a sa verrerie qui tintinnabule sur son plateau. Le maître d’hôtel préposé aux réservations pour le restaurant quitte son pupitre pour se précipiter vers nous.
— Des problèmes, monsieur le commissaire ? demande-t-il.
— Pas du tout, fais-je en m’asseyant auprès de ma merveilleuse, quelle idée, Vincent ?
Tu materais la frite du gonzier hardi, tu le supplierais de n’y rien changer pendant que tu irais chercher ton Nikon. Il garde la bouche ouverte, le regard figé, la nuque courbée comme un qui appréhende une explosion après avoir allumé la mèche.
Ce mec, je le trouve plutôt intéressant. Bel homme, si l’on n’est pas trop regardant sur la classe : saboulé comme les champions cyclistes italiens qui veulent s’endimancher dans le genre sobre.
La trentaine à peine dépassée, très brun, le teint mat, une gueule expressive, des cils longs, une bouche charnue.
Je hausse les épaules et lui déclare gentiment :
— Les impondérables, ça, mon vieux. Mais je suis convaincu que votre truc est assez payant, non ?
Il sourit et opine.
— C’est jouable !
Puis, à Marie-Marie :
— Bien entendu, je vous prie de m’excuser, je ne pouvais prévoir que vous attendiez quelqu’un.
Moi, je murmure :
— Toutes les femmes seules à une terrasse de café attendent quelqu’un.
Le serveur vient donner un petit coup de pattemouille sur la table, bien qu’elle soit nette.
Il demande, en fustigeant le beau dégueulasse du regard :
— Un Pimm’s également, commissaire ?
— Non : deux. Royaux !
Le loufiat déclare, pour mémoriser :
— Deux Pimm’s royaux, deux !
Il s’en va.
— Asseyez-vous ! lancé-je au champion de minette.
Le gars, vaguement incrédule, se dépose sur un siège en face de nous.
— Je suis bien tombé, soupire-t-il ; vous êtes commissaire, par-dessus le marché.
— Il y a des jours foireux, fais-je.
— Je dois m’attendre à des représailles ?
— Quelles représailles ? C’est pas un délit que de promettre des délices à une dame. Vous n’avez pas commis non plus d’attentat à la pudeur.
— Je voulais dire, au plan… humain. Jalousie, quoi.
— J’aurais été jaloux si ma petite camarade avait donné suite à votre aimable proposition. Et encore, je me le demande. Déçu, plutôt.
Le garçon apporte les consos.
— J’ai commandé sans vous consulter, m’excusé-je, en ignorant si vous aimez le Pimm’s.
Je lui présente l’un des deux verres :
— A vos exploits !
Il se saisit du breuvage et nous porte un toast muet avant de boire. Il ne sait trop encore comment considérer la tournure que prend l’événement. Se dit que ma conduite diffère peut-être une sale réaction et que je peux très bien lui balancer un bourre-pif au moment où il ne s’y attend plus.
Je bois à mon tour. Marie-Marie sourit, amusée.
— Quel pourcentage de réussite obtenez-vous ? questionne-t-elle.
— Un bon cinquante pour cent.
— Vous ne vous vantez pas ?
— Je suis plutôt au-dessous de la vérité.
Son fugace sourire meurt et il murmure à mon adresse :
— Vrai, vous ne m’en voulez pas ?
— Absolument pas. Vous auriez risqué cette manœuvre dans mon dos, sachant que j’étais avec mademoiselle, je vous aurais massacré ; mais une femme seule est convoitable par tous les hommes, c’est à elle de se déterminer.
Il hoche la tête.
— Votre philosophie rejoint la mienne, assure-t-il.
— J’en suis convaincu.
— Vous êtes vraiment commissaire ?
— Voici ma carte !
Il mate la brème plastifiée que je lui colle devant le portrait et a un tressaillement flatteur pour moi.
— San-Antonio ! Alors là, je ne m’étonne plus !
Il se met à fixer son Pimm’s et sa luxuriance de fruits et légumes ; son rêve s’y perd comme dans un jardin fleuri. Qui donc a écrit qu’au printemps le matin dure toute la journée ? Je vais bien te faire marrer, mais je suis sûr que ce dragueur est un poète, dans son genre. Il faut l’être pour oser attaquer une gerce de cette façon. Pareille audace rejoint une forme de galanterie romanesque. Mais il n’y a que ma pomme pour oser soutenir ça !
Il articule, lointain :
— Et dire que ce matin, dans mon bain, je pensais à vous.
— T’es pas à voile et à vapeur, j’espère ?
— Pas de danger, les femmes me fascinent trop. Non, je pensais à vous parce que je suis inquiet au sujet de mon frère, et que chez moi, ça tourne à l’idée fixe.
— Tu développes ?
Je me suis mis à le tutoyer spontanément sans m’en rendre compte, et je ne pense pas qu’il s’en soit aperçu non plus. Quand je me sens en sympathie avec un gonzier, de mon âge ou plus jeune que moi, ça démarre automatiquement.
— Ce serait un peu long, dit-il.
Et il a un hochement de menton en direction de Marie-Marie. Mais ma souveraine est le contraire d’une fille bégueule.
— Vous pouvez y aller, je suis un peu du métier, moi aussi, assure-t-elle[1].
1
Nous avons appris dans le plus pur de mes chefs-d’œuvre, titulé