Le brouteur-longue-durée lui décoche un sourire dépourvu de concupiscence.
— Je ne sais trop par quoi commencer, avoue-t-il.
— Par le commencement, conseillé-je.
Il hésite puis murmure :
— Bon, puisque vous insistez.
Et le voilà parti. En parlant, il triture le chalumeau de son long drink, lui donnant une foultitude de formes.
— Je suis d’origine espagnole, fait-il. Mon père était républicain et il s’est réfugié en France, comme tant d’autres, à l’avènement du franquisme, en compagnie de sa femme et de leur fils Miguel qui venait de naître.
« Après la guerre, la femme de mon père est morte de leucémie. Papa en a eu un tel chagrin qu’il s’est mis à boire, ce qui explique que Miguel ait été élevé n’importe comment et qu’il soit devenu un petit voyou qu’on a dû placer en maison de correction. Au début des années cinquante, mon père a été très malade et a cessé de picoler. Il s’est repris en main et a alors rencontré celle qui devait devenir ma mère. Je suis né de cette union en 53. Peu de temps après ma naissance, mon vieux est décédé à son tour. Ma mère s’est échinée pour m’élever, et je peux vous dire que ma petite enfance n’était pas dorée !
« Un jour, quelqu’un a rappliqué chez nous. Un mec jeune et plein aux as : mon frère Miguel. Il avait appris le décès de notre paternel et voulait voir à quoi ressemblait son jeune frère. C’est un type qui a la fibre familiale. Il s’est occupé de nous pendant des années. Il arrivait sans crier gare, deux ou trois fois par an, les bras chargés de cadeaux pour ma mère et moi. Il nous emmenait au restaurant et, après nous avoir reconduits à l’appartement dans quelque superbe bagnole, il déposait une grosse enveloppe sur la table de la cuisine avant de repartir. Quand on lui demandait ce qu’il faisait comme travail, il nous répondait évasivement qu’il était “dans les affaires” ; on sentait qu’il n’avait pas envie de parler de ça. Il insistait pour que j’aie une bonne instruction et me payait une école privée réputée.
« Et puis, un jour, on l’a vu à la télé et dans le journal. Il venait de se faire arrêter pour le braquage d’une banque avec d’autres types. Ça nous a à moitié surpris. Il a été condamné à six ans de détention. On allait lui rendre visite à Poissy et, chaque fois, il me recommandait de ne pas l’imiter et de suivre le droit chemin. Il me conseillait d’étudier et de me faire une situation. »
— Et que fais-tu ? l’interrompé-je.
— Diamantaire.
— Mazette !
Cette exclamance, je l’ai prise au Vieux qui raffole de mots obsolètes.
Le bouffeur de chattes amorce un petit geste pour calmer le jeu.
— Oh ! attendez ! Le mot est ronflant, mais ma situation relativement modeste. Je suis dans le marché du caillou en qualité d’intermédiaire, ce qui ne m’empêche pas de traiter quelques petites affaires à titre personnel. Mais attention, commissaire, n’allez pas imaginer des choses : mon casier est blanc-bleu, comme les diams que je négocie. Vous pouvez prendre des renseignements sur mon compte, j’ai une réputation en béton.
— Je n’en doute pas, fais-je avec sincérité. Situation de famille ?
— Marié, deux enfants.
Il rougit.
— Oh ! je sais, c’est pas très reluisant pour un honnête père de famille de rambiner des dames aux terrasses des cafés, mais je vous avancerai, pour excuse, que ma femme est frigide comme tout le pôle Nord. Nos mômes, c’est tout juste si je ne les lui ai pas faits sous anesthésie, alors que moi, au contraire, chaud lapin au sang andalou, je serais plutôt du genre insatiable.
— Ne t’excuse pas, fils, c’est ton problème. Reparle-moi du frangin.
Notre nouvel « ami » écluse une partie de son glass avant de poursuivre :
— Il a eu une remise de peine et, au bout de quatre ans, il est sorti du gnouf. Ses visites et ses largesses ont repris comme par le passé. Lorsque je me suis marié, il a assisté à la cérémonie. Et quand nos enfants sont venus, il s’est mis à les gâter comme il m’avait gâté moi-même. J’étais inquiet pour lui. J’avais toujours peur qu’il retombe et se fasse serrer pour un délit de forte magnitude. J’abordais parfois la question, mais d’une pirouette il l’esquivait.
« Lors de sa dernière visite, il m’a informé qu’il allait quitter la France pour les Etats-Unis où il comptait mener une existence totalement différente, en compagnie d’un homme inouï dont il avait fait la connaissance. Il semblait surexcité. Il est parti. J’ai reçu une ou deux lettres des States. Ecrire n’était pas sa tasse de thé. Les mots, il les disait bien, mais sur le papier ils lui échappaient. Dans ses lettres, il m’annonçait qu’il allait nous payer des vacances à Miami à tous les quatre. Comme il n’indiquait pas d’adresse, je ne pouvais pas lui répondre.
« Un matin, il m’a téléphoné de là-bas afin de convenir d’une date. On avait décidé de le rejoindre pour les vacances de Pâques, fin avril. “Demande les visas, je t’adresse les billets dans les trois jours”, m’a-t-il dit avant de raccrocher. Nous sommes le 4 juillet et je suis sans nouvelles de lui ; je n’ai pas reçu les billets non plus. Quelque chose me dit qu’il lui est arrivé malheur, monsieur le commissaire. J’aurais bien demandé à la police d’essayer d’avoir des renseignements, mais avec la vie que mène ce bougre de Miguel, j’ai craint de lui causer des tracasseries, vous comprenez ? »
— Oui, dis-je, je comprends.
Le dégusteur de frifris hoche la tête.
— C’est étrange, fait-il. Je devrais tout redouter de vous après ce que je me suis permis avec mademoiselle, et voilà que j’ai totalement confiance…
— Tu suis ton instinct, expliqué-je, ça prouve que tu es un gars bien. Je vais te donner de quoi écrire et tu vas me filer tes coordonnées et celles du frangin. Tu consigneras tout ce que tu sais de lui et tu m’enverras par exprès les lettres qu’il t’a adressées des States. O.K. ?
— Je ne sais pas comment vous remercier, monsieur le commissaire.
— Alors, ne me remercie pas !
On s’est quittés là-dessus.
Marie-Marie a murmuré :
— Et dire que tu vas probablement t’occuper de cette affaire.
— Tu es contre ?
— Je trouve que ce serait du temps perdu. Ces gens ne sont pas très convaincants. Miguel, un gangster ; son frère, un type marié et père de famille qui drague odieusement les femmes. Je suis certaine qu’il y a mieux à faire dans l’existence.
Elle avait l’air mauvais. Ça ne lui avait pas tellement plu que j’offre un godet à ce… Manolo ! (Il se nomme Manolo, j’ai regardé son papier, Manolo de La Roca).
Pour changer d’ambiance, je lui ai dit :
— Alors, mon amour, quand nous marions-nous ?
J’ai pris sa main et l’ai portée à mes lèvres.
A la table proche, Serge Montfourby m’a adressé un signe du pouce pour m’indiquer qu’il trouvait ma « conquête » choucarde et me complimenter.
— Rien ne presse, a soupiré Marie-Marie.
Ça m’a scié ! Une frangine qui attendait la bagouze depuis sa prime jeunesse. Qui était folle de ma pomme et ne rêvait que d’un convolage avec moi ! Au moment, tant espéré, du plongeon surprême, la voilà qui cabrait ! Alors là, je l’ai eu saumâtre. Lui ai dévidé mon « Qu’est-ce que Dieu ? », comme disait ma mère-grand. Son « Qu’est-ce que Dieu ? », elle nous le sortait à tout propos, et ça signifiait « dire son fait ».
Mais elle restait impavide, la Musaraigne.
Quand je me suis eu vidé, comme on dit dans le commerce en gros, elle a pris la parole :
— Pour me rapprocher de toi, comprendre ta vie, ton comportement, je me suis engagée dans un job similaire au tien et qui me passionne, Antoine. Je sais à présent combien on est accaparé par une enquête, à quel point elle vous capte. On s’y donne. Tu avais raison, c’est pas un travail de personne mariée. Il faut être libre pour bien le faire. Mais cela ne change rien à l’amour que je te porte, mon grand. Continuons de le vivre de toutes nos forces, de toute notre âme. Un jour, plus tard, nous verrons bien.