— Exact.
— Comment êtes-vous rentrés du Mexique, si vous l’avez conduit dans la carrière en question avec la Porsche blanche et que vous y ayez abandonné celle-ci ?
Dis, il phosphore, le salaud !
— L’hélico nous suivait et c’est lui qui nous a ramenés à Fresno.
— Quelle compagnie ?
Je le lui dis.
— Qui pilotait ?
— Une femme.
— Vous connaissez son nom ?
A quoi bon tergiverser, ils l’apprendront de toute manière.
— Mrs. Brigitte Simpson.
— Et cette femme s’est rendu complice d’un meurtre en transportant des gens qui venaient d’évacuer un cadavre dans un coin isolé ?
— Elle nous attendait sur un terre-plein assez éloigné de l’endroit où se trouve le corps de Clay.
Troisième opinade courtoise de l’inquisiteur à tête léonine.
Il s’adresse au « jury » :
— Mes cher amis, je vous prie de m’accorder quelques instants ; je compte procéder à certaines vérifications. On va vous servir du champagne.
Et il s’évacue. Dans la cuve maudite, le calme est à peu près revenu. Parfois, un alligator mordille la tronche de feu Da Saliva comme un chiot se fait les ratiches sur un os. L’eau reste innommable. C’est plein de filaments abjects, de morceaux de chair blanchâtre, et autres reliefs iniques.
Des serveurs en gants blancs se pointent avec des plateaux chargés de rafraîchissements : coupes de champagne, dry martini, orangeades. Les quatorze invités-juges se mouillent la meule, et ma pomme, dont la pépie est insoutenable, je les regarde écluser en passant l’os de seiche qui me sert de langue sur ma bouche aride.
Sauveur ressemble à un hibou malade engoncé dans ses plumes. Il se prépare au pire. Tu dirais le condamné de jadis quand messire Deibler venait le tirer des toiles dans sa cellote pour lui sectionner le cigare. Le côté boudeur, tu comprends ? Ciao, la société ! Bonne continuation à tous. Vous m’avez eu, mais je vous emmerde. Si ce qui me reste de jours vous intéresse, prenez et n’y revenez plus !
— Tu vois, murmure-t-il, quand je pense qu’aux assiettes, chez nous, les guignols en rouge font des effets de manches pour nous traiter de pourris, je me marre. On est des angelots de la Renaissance comparés à ces maudits. Même les rigolos de la Gestape allaient pas aussi loin dans leurs dévergondages ! Et ce joli monde se loque milord et se réunit pour voir bouffer un gus par des crocodiles !
Il se tait parce que le grand inquisiteur vient de rentrer en séance. Cette fois, il prend place dans le fauteuil.
— J’ai eu une communication avec Mrs. Simpson, le pilote de votre hélicoptère, annonce-t-il, elle est formelle : vous avez parlé à Clay. Elle vous a vus, de loin, en discussion avec lui. Que vous a-t-il dit ?
— Rien. Il est mort immédiatement d’une hémorragie cérébrale.
Le mec fait pivoter son fauteuil de manière à se placer face aux invités.
— Etes-vous d’accord avec moi, chers compagnons, si je prétends que, pour la sécurité du Cartel, ces deux hommes doivent disparaître ?
Murmure d’assentiment spontané.
— Que Clay leur ait parlé ou qu’il ne l’ait pas fait importe peu : ces Français connaissent trop de choses à notre sujet, déclare l’homme au nez cassé.
Il désigne l’aquarium :
— De plus, le spectacle auquel ils ont assisté rend leur neutralisation incontournable ; d’accord ?
Nouveau murmure.
— Passons au vote. Qui est contre ?
Aucune main ne se lève. Détail piquant, la blonde platinée qui me trouve à son goût, m’adresse un sourire charmeur. Merci, madame.
— J’enregistre cette nouvelle unanimité, fait le grand inquisiteur.
Il presse un timbre fixé à la table. Presque aussitôt, une équipe de matafs en combinaison entre. Ils ont une échelle, du fil de fer souple en rouleau. C’est des spécialistes éprouvés. L’équipe volante. Pour commencer, ils nous filent une manchette à la glotte, ce qui a pour effet de nous anesthésier partiellement. On nous saisit, nous saucissonne. On nous hisse sur la grille fatale. J’ai la face tournée vers la cuve. Les monstres s’excitent de notre présence. Ils recommencent la sarabande de naguère, quand on leur proposait Da Silva. Sautant jusqu’à heurter la grille. Je chope le nez de l’un deux contre ma pommette. Ah ! l’atroce contact. Mais pourtant dis-moi, maman, ça doit bien être gentil quelque part, un crocodile, non ? Ça a été tout petit, peu après son œuf. Rien que ça, déjà : ovipare ! C’est attendrissant. Ça comprend des choses puisqu’on parvient à les dresser ! T’as des dompteurs qui osent mettre leur tête dans leur gueule et ils ne sont pas décapités !
Je t’ai déjà raconté l’histoire de celui qui y mettait sa bite ? Oui, il me semble. Tant pis, je te la re-raconte. C’est un dompteur de crocodiles qui exhibe une bête terrible. Il a un gourdin, en donne un coup sur la tête du croco, lequel ouvre sa gueule. Le gusman sort sa biroute de son étui, la place dans la clape du saurien qui la referme jusqu’à la limite de l’amputation. Nouveau coup de massue sur le crâne du monstre qui rouvre la gueule. Tonnerre d’applaudissements. Le dompteur dit alors : « Y aurait-il dans l’assistance un homme qui se sente capable d’en faire autant ? » Un pédé lève la main et crie : « Moi ! » Et il ajoute : « Mais faudra pas me cogner sur la tête ! ». Je suis sûr de te l’avoir déjà narrée. Ça ne fait rien. Je sais plus quel évêque (ce n’est pas le mien) a dit que si tout ce qui a été écrit en ce monde ne l’avait été qu’une seule fois, la littérature universelle tiendrait en sept volumes. On formule, on cause, on s’exprime. On pense, on rêve, on se laisse aller, on se décompose de la pensarde plus vite que du corps. On est un ramassis de gâteux. On bêle. Toujours en redite, à frapper sur les mêmes clous. Pour ma part d’en ce qui me concerne, comme dit Béru, je te demande pardon de n’être pas davantage, comme je t’absous d’être encore moins !
Donc, on énerve les crocos, Sauveur et mézigue. J’ai un formidable courage de résignation. Je me dis, ça va te faire comme un accident d’auto ou de chemin de fer, quand ton corps est broyé, transpercé, tronçonné. Tu mourras noyé et de trop de souffrances. Tout cela va être si intolérable que tu traverseras le miroir sans t’en rendre compte.
Je respire mal car ils nous ont bâillonnés. Par contre, ils ont négligé de nous déshabiller. Les caïmans auront des fils entre les dents, des boutons dans les gencives et un mocassin dans l’estomac.
En bas, le grand inquisiteur déclare :
— Je ne vanterai jamais assez les mérites de ce vivarium, chers compagnons. Il assure magnifiquement la totale disparition des gens que nous éliminons. Lorsque ces braves bêtes auront terminé leur repas, nous évacuerons à la mer l’eau de la cuve ainsi que les reliefs qui subsisteront et tout sera dit à jamais.
Tout sera dit à jamais !
Je pense à ma Félicie qui va m’attendre jusqu’à la fin de ses jours, car jamais elle ne voudra croire à mon trépas. Je continuerai de vivre dans son cœur. Elle guettera les bruits de pas sur le gravier de l’allée, celui de mes clés dans la serrure, et chaque fois que le téléphone carillonnera, elle se dira : « C’est lui ».
— A vous de jouer, Bob ! dit le grand inquisiteur.
Le préposé à la chaînette s’approche de la potence.
« Seigneur, si Vous êtes, faites un geste pour nous ! »
Mais le geste, c’est le mataf qui l’accomplit. Sa main s’avance vers la poignée. Je ne peux m’empêcher de songer que ce mouvement est celui d’un actionneur de chasse d’eau. Tirer après usage ! C’était marqué dans les chiches des troquets, jadis.
Mais là, le Seigneur m’ayant reçu cinq sur cinq, c’est pas après, mais avant usage qu’on tire. Tu croirais un coup de canon. Ce qui s’opère est fabuleux. Bon, il y a la détonation, ça oui, mais elle est instantanément suivie d’une explosion terrific. Je me sens criblé d’éclats.