— Salut ! me dit-elle, Papa m’a prévenue.
J’entre. La porte ouvre carrément sur le living, lequel est meublé de façon hétéroclite. J’avise une dame exténuée dans un fauteuil, avec un plaid sur les genoux. Mon arrivée ne l’intéresse pas. Elle s’écoute mourir, et le reste, fume !
— Passons dans ma chambre ! fait Maryse.
Elle pousse une porte, et je débarque dans une pièce agréable, complètement blanche. Juste le couvre-lit est bleu pastel et aussi le tapis, j’oubliais.
— Asseyez-vous ! invite la fille en me désignant le canapé deux places. Vous voulez, paraît-il, la carte postale du copain de papa ?
— En effet.
— La voilà !
Elle l’a déjà préparée, et le rectangle de carton est posé sur une table basse, devant mon siège. J’empare. Une méchante photo représente une jetée de bois s’avançant dans une mer d’un bleu pas croyable. C’est angoissant de solitude. Détail anachronique, un vélo est appuyé contre le socle de départ du ponton. La légende indique : « Gulfport, Mississippi ». Moi, je veux bien, mais l’image pourrait aussi parfaitement se situer du côté de Fécamp, d’Ostende ou de Brindisi.
Je la retourne et je lis :
Vieux Drôle,
Tout baigne. La vie de château ! Voilà ce que j’aperçois de ma fenêtre ! On est des pommes, en France. J’en aurai un paxif à te bonir quand on se reverra. J’espère que, pour toi, la carburation se fait bien. La bise. Ton Gitano.
Je copie le texte sur mon carnet, puis examine le tampon de la poste. Il indique : « Long Beach, Miss. 02-4-1987 » Il a une petite écriture pattes de mouche, le Miguel, un peu tremblée. Chose curieuse, il ne fait pas de fautes d’orthographe, ce qui surprend chez un être ayant passé son enfance et son adolescence à courir les rues. Peut-être lui a-t-on enseigné la grammaire en maison de redressement ?
— Ça vous est utile ? questionne Maryse.
— Je pense, oui.
— Mon père me dit qu’on est sans nouvelles du Gitano.
— Vous le connaissez ?
— Je l’ai vu à plusieurs reprises.
— Quel genre de type ?
Elle hoche la tête, sans répondre, mais je devine que son avis n’est pas favorable. Elle s’est assise en tailleur sur le tapis, face à moi et a fourré le pan avant du T-shirt entre ses jambes, pudiquement. Elle est formide, cette sœur ! Je lui donne plus de vingt piges. Comment se fait-il qu’elle continue d’habiter chez papa-maman ?
— Que faites-vous dans la vie ? questionné-je.
— Je suis folle.
— C’est pas un métier.
— J’étudie l’archéologie. Faut être dingue, non ?
— Au contraire. L’étude des civilisations anciennes me passionne également.
— Vraiment ?
— Vraiment.
— Pourquoi êtes-vous flic, alors ?
— Quand j’étais môme, avec mes potes, on jouait aux gendarmes et aux voleurs ; je faisais toujours le voleur, j’ai voulu changer.
Elle rit.
— Vous habitez chez vos parents ? fais-je avec une pointe d’humour qui ne t’aura pas échappé bien que tu sois con comme un balai.
— Oui. Ma mère a besoin de moi ; mon père également, d’ailleurs.
— Vous êtes une fille de devoir.
— Non, de tendresse.
— Moi aussi, j’habite chez ma maman, je connais donc bien la question.
J’ajoute :
— Et l’amour ?
Elle hausse ses charmantes épaules. La gauche est presque dénudée et on a son sein en amorce.
— A l’occasion, dit-elle. Et vous ?
Je réponds :
— A l’occasion.
Et bon, on se tait, vaguement gênés, nous disant que « l’occasion » est peut-être au rendez-vous. Si notre tête-à-tête dans sa chambre n’en est pas une, alors c’est quoi, « une occase », hmm ?
Mais enfin, c’est délicat, tu comprends ? On ne va pas se mettre à se renifler, de but en blanc, puis à se rouler des galoches avant d’entamer l’hymne glorieux du sifflet dans la tirelire. Je ne suis pas un caribou en rut, ni elle une biche au slip humide. D’ailleurs, en porte-t-elle un, seulement ? Ce point n’a toujours pas été éclairci. Cruel dilemme.
Je dis :
— Je suis content que vous ayez acheté une conduite à votre père, Maryse.
Elle me flashe, lit dans mes yeux.
— Il vous a dit ?
— Que vous représentez son salut. C’est pas le pied d’être la fille d’un malfrat, n’est-ce pas ?
— L’essentiel, c’est d’aimer. Que votre père soit en prison ou dans un ministère, votre tendresse reste la même, ou alors c’est que vous ne l’aimez pas.
— C’est joli, ce que vous dites.
— Quand on est sincère, tout ce qu’on dit l’est plus ou moins.
— Je ne vais pas vous importuner davantage.
— Vous ne m’importunez pas.
Je me dresse comme un mec harassé. La carte postale du sieur de La Roca est posée de traviole sur la table. Le ponton de Gulfport. Ça pourrait être le titre d’un film. D’un film d’amour. Y aurait un homme, une femme qui marcheraient sur la jetée en direction de la mer, sur fond de soleil couchant. Ils se tiendraient par la main, la fille serait brune, comme Maryse, et le vélo appuyé au ponton serait une bicyclette de femme.
— Pas intéressant, selon vous, le Gitano ? Convenez-en.
Elle fait la moue.
— C’est probablement un bon copain pour mon père, mais je le trouvais trop voyou. Ces gens-là ne parlent pas le même langage que… nous. Il existe comme une vitre entre leur personnalité et la nôtre. Dans un confessionnal, il y a la place du prêtre et celle du pénitent. Le curé peut prendre la place du pénitent, mais l’inverse n’est pas possible.
— Pourquoi cette image ?
— Un truand comme le Gitano ne pourra jamais se mettre à la place d’un honnête homme.
— Tandis que votre père, lui, y est parvenu ?
— Il subsistait quelque chose de sain, en lui : son culte de la famille.
— Le Gitano aussi l’avait, Maryse. Pendant des années, il s’est occupé de son demi-frère.
Elle paraît interloquée.
— Je l’ignorais.
— Et pourtant c’est exact, je tiens la chose du demi-frère en personne. C’est à la demande de ce dernier que je fais des recherches pour essayer de savoir ce qui est advenu à Miguel de La Roca.
Nous avons atteint la porte. Je l’ouvre moi-même. Maryse me tend la main.
— Au revoir !
C’est curieux, il me vient un coup de mélanco. On s’en serre cinq, nos yeux ont du mal à se séparer. Mais la porte se referme. Sur le paillasson, voilà que je me sens seulâbre comme un arbre sur un trottoir, au milieu de sa couronne de fonte. Alors je sonne, trois petits coups précipités, faire comprendre à Maryse que c’est ma pomme. Elle avait dû rester derrière le chambranle car elle rouvre instantanément.