Выбрать главу

— Je dois vous avouer, monsieur le Secrétaire, que je ne suis pas journaliste, mais que j’appartiens à certains services de police français.

Il ne réagit pas. Simplement, il murmure, en allemand :

— Parlez-vous allemand ?

— Plutôt mal, je suis plus à mon aise dans l’anglais.

— Alors parlons anglais, fait Siméon dans la langue d’Elisabeth II, queen.

Je répète ma première phrase. Il opine.

A la clarté lunaire qui nous parvient, malgré la hauteur des arbres, je vois déambuler les deux chauffeurs devant nous ; les mains enfoncées profond, la tête dans les épaules.

Grozob attend la suite de mes explications.

Je les lui fournis.

— Récemment, nous avons appréhendé en France un groupe de terroristes, monsieur le Secrétaire. L’un d’eux, au cours de son interrogatoire, nous a proposé un marché bizarre. Un œil de verre qu’il prétendait vous appartenir en échange de sa liberté. Il nous a affirmé que cet œil vous fut arraché lors d’une représentation de cirque à laquelle vous assistiez. Selon lui, cette boule de verre recelait une information capitale concernant l’Union Soviétique. Nous avons feint d’accepter cette tractation et l’homme nous a révélé la cachette de l’œil. Pour parler franchement, nous avons confié celui-ci à nos laboratoires de recherche qui ne lui ont absolument rien trouvé de particulier.

Je me tais.

La main que Grozob a passée dans la sangle du repose-bras s’ouvre et se ferme, marquant sa nervosité mal contenue. Le gros gant produit un bruit râpeux.

Là-bas, dans le chemin, les deux chauffeurs se diluent dans la brumasse nocturne. La neige a cessé et n’a pas tenu.

— Pourquoi me racontez-vous cela ? demande le Secrétaire.

C’est à ce genre de question qu’on juge le sang-froid d’un monsieur. Il ne s’emballe pas. Veut en savoir davantage sur les Français qui bougent, cézigue.

— Suivez le raisonnement de mes supérieurs, monsieur le Secrétaire : si cet œil de verre recèle un secret que nous ne pouvons percer, il n’a donc d’intérêt que pour vous. Dans la mesure où vous tiendriez à le récupérer, sans doute auriez-vous à cœur de vous montrer bienveillant vis-à-vis de la France qui vous le restituerait.

— Qu’appelez-vous bienveillant ? demande froidement Siméon Grozob.

— Vous n’ignorez pas, monsieur le Secrétaire, que mon pays rêve d’implanter un vaste complexe agro-polo-sidérurgico-plasmantaire en Bulgarie. Il est persuadé que, patronné par votre haute autorité, ce projet pourrait se réaliser assez rapidement.

Un silence. Grozob récite muettement des « huit » avec ses lèvres.

— Rien n’est impossible, admet-il.

Dans cette tranche de la diplomatie, mon neveu, il faut marcher sur des patins de feutre, comme chez la dame du notaire de Fouzy-le-Gros.

Alors, réprimant toute théâtralité, je sors de ma vague une petite botte en carton.

Siméon hésite à l’emparer.

N’en croit pas son œil.

— Qu’est-ce que c’est ? n’ose-t-il croire.

— Eh bien, ma foi, votre œil, monsieur le Secrétaire.

Il biche la boîte, soulève le couvercle.

— Du moins, je l’espère, complété-je.

Cette fois, il soulève ses lunettes noires sur son front pour mater la boule de verre en direct, de son lampion valide. A la place de son œil manquant, il y a une vilaine cicatrice fripée et rose. Grozob opine.

— C’est en effet mon œil. Mais…

— Oui, monsieur le Secrétaire ?

— Vous me le rendez ?

— N’est-il pas à vous ? j’outrecuide. La France n’est pas un malandrin qui rançonne. Elle compte seulement sur votre reconnaissance et a foi en votre parole.

Poum ! Si je pouvais lui passer la Marseillaise, ça compléterait le topo, j’aurais dû me munir d’un cassetophone.

Siméon se détourne pudiquement, pour renfourner son z’œil ersatz. Quand il me défrime, il a le visage nickel. Cependant, il rabat ses lunettes noires, biscotte ses sbires sans doute, pas qu’ils pigent ce qui vient de se passer.

— Demain, je prendrai contact avec l’ambassadeur de France, déclare-t-il.

— Ma gratitude personnelle vous sera acquise, monsieur le Secrétaire.

Siméon me tend la main après se l’être dégantée. Je lui en presse quatre, en espérant pour lui qu’ils sont vrais.

CHAPITRE SIXIÈME DONT IL EST DIFFICILE DE CÉLÉBRER LES MÉRITES, TELLEMENT CEUX–CI SONT INDÉLÉBILES ET CALORIFUGES.

L’hôtel Varda comporte un bar muni d’une piste de danse où quelques entraîneuses gouvernementales font gambiller les touristes solitaires.

J’y retrouve mon dear Béru, tenant dans ses bras noueux le maximum d’une forte personne à la poitrine en capot de Range Rover, affublée d’une coiffure très haute, genre choucrouteux, comme on n’en réalise plus que dans la région des Carpates et dans le Bassin Danubien. Le visage de la personne n’est pas sans évoquer celui de feu Charles Laughton, sauf qu’elle a le nez busqué. Sa tignasse est rousse, sa peau luisante, d’un beau rose-brûlure. Elle louche passablement, ce qui ajoute à son charme. Le seul reproche qu’on pourrait lui faire, c’est de porter des escarpins à hauts talons, vu qu’elle mesure un bon mètre nonante. Sa Majesté avinée a son gros tarbouif enfoui dans le décolleté de sa cavalière. Il respire la brise du large en godant comme un âne. La dame lui cause en valsant (car on joue, tu penses, Le Beau Danube Bleu), et je me demande bien en quelle langue ce couple héroïque peut correspondre.

Je vais à une table, commande une bouteille de champagne russe et attends la fin du morcif.

« Taninanana, tsointsoin, tsoin tsoin… »

Dans les flonflons guimauve-de-luxe je pense à mon entrevue avec Siméon Grozob. Pas antipathique, le vieux bougre, en fait.

Comme il semblait joyce de récupérer son lampion ! Un soulagement ineffable ! Comme un pêcheur d’éponges refaisant surface après une plongée de deux minutes, il s’est mis à respirer. L’imitation réalisée par le signor Influenza, de Venise, est impec puisqu’il n’y a vu que du feu. Cette histoire me captive.

Sur la piste, un incident. Béru est en train de tituber en accomplissant un double tourniquet, sa partenaire essaie de le garder à la verticale, mais il choit et l’entraîne. C’est un écroulement impressionnant, magistral, cette double masse brusquement couchée. Pour lors, la piste paraît vide. Quelques danseurs obligeants les aident à se récupérer. La zizique s’interrompt. Le Gros flumine (j’écris flumine, tâchez moyen de ne pas me rectifier, à l’imprimerie !).

Il gît sur le parquet telle une langouste renversée, agitant ses membres, donnant des coups de reins par-dessous ses coups de gueule.

Je vais l’assister. Il a les pieds entravés par un fil. Au sol, une boîte chromée, éventrée, laisse dégorger un ruban magnétique. Un second fil unit cette botte à une énorme broche que la cavalière porte devant son capot.

Je questionne la personne qui explique, dans un français potable :

— Le messieur, il pelotait moi tant si beaucoup qu’il a décroché le magnétophone de ma gaine. Et il s’est pris son pied avec le fil, et il a tiré trop et j’ai ma broche micro qui a déchiré mon robe.

Elle désigne l’accroc.

— Robe neuve beaucoup cholie.

— T’auras qu’à agrandir encore ton décolleté, ma poulette, console Béru, lequel vient de récupérer son équilibre ; t’as un balcon qui supporte. Allez, remets ton fourbi dans tes z’harnais et viens écluser un gorgeon av’c nous.