Il moule enfin le téléphone pour appuyer sur le contacteur d’un interphone. Jacte brièvement. Une voix féminine lui répond : sa grognasse, j’ai dans l’idée.
Ayant lâché ce qu’il voulait, il appuie sur un timbre. Tu parles d’un salmigondis de bitougnots. Le gorille qui m’a introduit s’annonce (non, je n’ajouterai pas apostolique, comme d’ordinaire, compte tenu du lieu peu ad hoc). Le Secrétaire lui donne des instructions, à voix presque basse, d’un ton particulièrement calme. Peut-être que le zig en pull roulé ne pige les choses qu’au ralenti. Dans les cas graves, faut lui passer le replay. Il écoute avec ses oreilles de catcheur fini, pige avec son cervelet de primate en rade, acquiesce avec son chef en tête de marteau. Sort.
Siméon vient se servir un nouveau grand godet de sa saloperie. S’avisant de ma présence, puis de mon verre vide, il m’en propose, mais je dénègue véhémentement. Il y va de la vie d’un vaillant philodendron, et je ne suis pas végétalicide.
— Gros problème, Excellence ?
Il consulte sa montre.
— J’attends le ministre de l’Intérieur.
— Il savait qui étaient les gens dont je vous ai fourni l’identité ?
Grozob hausse les épaules.
— Il prétend que non.
Youyouille, cette béchamel ! Son « il prétend que non » laisse supposer que l’homme lui ferait du contrecarre. Décidément, ça se déglingue rapidos autour de son Excellence. Mais elle s’est ressaisie et a retrouvé tout son calme.
— Et moi, dans tout cela ? je me risque à demander.
Il me dévisage.
— Nous allons voir. Vous êtes bien certain que mon œil est resté en France ?
— Je vous en donne ma parole.
— En lieu sûr ?
— Un coffre-fort situé dans les locaux de la police vous paraît-il « un lieu sûr », Excellence ?
Il opine, soulagé.
On toc-toque à la lourde. C’est pour la seconde fois Mme Grozob. Elle a passé un tailleur de cheftaine.
Elle demeure dans l’encadrement. Son Vieux se lève et va l’embrasser. Curieuse étreinte, pleine d’une indicible tendresse. Et qui ressemble à un adieu. Dis-moi, mais ça m’a l’air d’aller plus mal encore que je ne l’imaginais pour Siméon. Voilà qu’il expédie sa rombière à la campagne, à cette heure ! Merde, il doit craindre, le bougre.
La gravosse lui chuchote des choses d’une voix enrouée, en le tenant par la nuque. Il fait « oui oui ». C’est triste. Ils ne pleurent ni l’un ni l’autre, pour un peu, c’est presque ma pomme qui irait de mon voyage.
Il l’accompagne un brin, dans le couloir. Par la porte restée ouverte j’aperçois le gorille, vêtu d’une canadienne et coiffé d’un gros bonnet de laine.
Bruit de porte, puis de bagnole.
Grozob revient. Il écluse un nouveau gorgeon d’alcool.
Moi, à cet instant, je me dis qu’il est préférable d’être député du Cantal plutôt que Secrétaire du Parti Bulgare. Et aussi, une question se tortille dans ma gamberge, relative à mon proche avenir.
Peut-être ai-je trop joué avec le feu ? C’est passionnant, les expériences, jusqu’au jour où une cornue t’explose à la gueule.
Un temps vide. Je découvre le tic-tac d’une pendulette à laquelle je n’avais encore pas prêté attention.
Enfin quelque chose s’opère : un brusque remue-ménage. Des voitures s’arrêtent en freinant sec devant la résidence du secrétaire. Doit y en avoir au moins trois.
Grouillement de pas. Heurts.
Grozob a un étrange sourire lointain.
— Les instants finissent toujours par arriver, me dit-il.
Et il va remettre sa bouteille d’alcool et nos deux verres dans le placard.
CHAPITRE HUITIÈME DANS LEQUEL CE QUI SE PASSE TE LAISSERA PANTOIS (AU MOINS).
Les instants finissent toujours par arriver…
Depuis combien de temps l’appréhendait-il, celui qui se goupille présentement ?
Des années ?
Il devait mal dormir en l’envisageant. Traîner cette redoutable arrière-pensée comme une maladie incurable.
Et voilà que ce fameux instant radine, avec un bruit de grolles. Pour lors, il paraît presque soulagé à travers l’angoisse qui lui embue le front, mon pote Siméon. Il guette la lourde. Ecoute survenir ces pas sans retenue, pas appuyés de soudards pour qui tout sol est en conquérance.
On frappe à la porte et il crie d’entrer.
C’est le gars au pardingue de cuir verdâtre qui ouvre. La frite décomposée, presque de la couleur de son manteau. Ils sont unifiés, le vêtement et sa gueule, dans les tons bronze patiné.
Il murmure quelques bulgareries. Grozob acquiesce et répond : « qu’il entre », je pige à l’intonation. Toujours cette superfluance des mots… Des expressions, des intonations, et le vocabuloche peut aller se rhabiller.
Le verdâtre s’efface, comme on dit puis dans la littérature domestique à prix honnête, pour laisser passer un homme impressionnant. Il est grand, gros, avec une barbe noire et frisée bien taillée. Il porte une pelisse grise à col de fourrure noire. Des bottes fourrées. Il garde ses deux mains dans ses poches.
Grozob lui adresse des mots de bienvenue, je suppose. L’autre monosyllabise. Grozob désigne un siège.
— Asseyez-vous !
Je te reconstitue à l’estimation.
— Non, merci, camarade, rétorque le gros barbu. Tu vas mettre un manteau et nous suivre.
— Où cela ?
— Tu le verras, considère-toi comme étant destitué de tes fonctions et en état d’arrestation.
— Qui a pris cette décision ?
— Le Grand Conseil Chmurtz, répond le personnage à la chaude pelisse, impavide (ou ssible, au choix).
— Quand ?
— Peu importe, fais ce que je te dis !
— Je ne quitterai pas mon poste tant que le Scodbeleff Klappatios ne me l’aura pas signifié, fait Grozob, non sans une certaine noblesse de ton, d’allure et autre.
— Epargne-moi de t’emmener par la force, soupire le barbu en sortant un étui à cigarettes de sa poche.
Ce sont de grosses cousues à papier jaune. Il en visse une entre ses grosses lèvres et l’allume au moyen d’un briquet à essence qui pue comme le naufrage d’un pétrolier au large des côtes bretonnes.
Pendant que Grozob regarde son sous-main d’un air perplexe, le visiteur du soir demande en me désignant :
— C’est le flic français ?
— Oui.
— Il va devoir nous suivre aussi.
Puis, à moi, en français dans le texte :
— Apprêtez-vous à nous accompagner !
— Pas question, réponds-je, je suis un fonctionnaire français et…
— Cela ne vous dispense pas d’être arrêté pour atteinte à la sûreté de l’Etat.
— Je n’ai jamais…
Il balaie mes objections d’un claquement de doigts agacé.
— Vous parlerez quand on vous interrogera.
Là-dessus, le barbu s’écarte et fait un signe. Des types très tibulaires arrivent, gueules d’ombres, z’yeux d’acier, mâchoire en tiroir bloqué. Fringués sinistres. Ils sont cinq. Emplissent la pièce comme cinquante. Occupent tout l’espace. Ils ne bronchent ni ne parlent. Respirent-ils ?
— Allons-y ! enjoint le camarade à barbe.
Vaincu, Grozob se redresse, va ouvrir une penderie pour y prendre un manteau à carreaux écossais dans les teintes marron-beige.
Il le boutonne posément, prend une toque de fourrure et, par son attitude, indique qu’il est prêt. Je me sens peu euphorique. Du train où vont les choses, je risque fort de moisir dans des fesses-de-basse-fosse jusqu’à ce que des champignons de Paris me poussent sur la plante des pinceaux.