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J’ai l’impression de tourner dans un film et de jouer un rôle dûment répété. Me semble presque percevoir le doux frisson de la caméra en action et recevoir la chaleur tonitruante des projos en pleine poire.

Nous sortons.

Et alors, là, c’est chiément impressionnant, mon pote. Tu constates que tout ça n’est pas de la plaisanterie, non plus que du cinoche. Plusieurs tires sont alignées devant la résidence à Siméon ; des grosses bagnoles hautes sur pattes, espèces de fourgons grillagés.

Des soldats battent la semelle sur le trottoir.

Les gonziers en civil nous invitent à prendre place chacun dans une tire différente, Grozob, son verdâtre et moi.

Me voici sur un banc luisant d’usure. Le fourgon pue le feutre mouillé, le mauvais tabac, les pieds…

On décarre. Cortège.

Je suis en compagnie de militaires armés qui ne mouftent pas. Tout le monde paraît se faire chier à outrance. Les plus optimistes rêvent de leur lit. Le sommeil, c’est une ultime forme de liberté, somme toute.

Le convoi ferraille et teuf-teufe par les rues vides. Des flocons de neige tournoient dans l’air noirci. On longe une avenue mal éclairée. On passe devant une église dont les clochers à bulbe sont ramassés en forme de grosse grappe, et qui luisent à la clarté lunaire. Je me sens loin de tout, perdu…

En somme, je vis une page d’histoire. Demain, la presse de mon dentier, pardon, je m’égare : du monde entier, relatera ce qui est en train de s’opérer. Mais en quels termes ? Siméon Grozob, le secrétaire général du Parti communiste bulgare destitué de ses fonctions. Ou « démissionné » de ses fonctions.

Le convoi quitte le centre. A nouveau, on longe des cités ouvrières auxquelles des lampadaires clairsemés donnent un aspect angoissant. Tout cela est funèbre.

Nous gagnons une prison excentrique, je suppose ? Le cortège roule bon train. Mon fourgon chlingue de plus en plus. Les troufions, dans leurs capotes pisseuses, dodelinent au gré des cahots. Leurs armes sentent la graisse. Ils portent une étoile rouge à leurs kibours. Pensent-ils ? Et si oui, à qui, à quoi ?

Bientôt, on ralentit. Voici qu’on tourne à quarante-cinq degrés pour s’engager dans un chemin bordé de hauts murs.

Et puis, au bout de quelques centaines de mètres, nous stoppons. J’essaie de mater à travers la vitre défendue par un fort grillage. L’endroit est certes rébarbatif, imposant, même, mais ne ressemble pas à une prison. Il n’est pas conçu de la même manière.

Un civil me touche l’épaule et m’invite à descendre.

Je déboule sur une vaste esplanade éclairée par quatre gigantesques projecteurs où sont rangés des camions industriels dont la raison sociale est peinte en caractères blancs sur les ridelles.

Des effluves métallurgiques m’agressent. Ça pue la ferraille et l’huile chauffée. Je constate que Siméon Grozob est déjà descendu. Il est seul. On m’indique de le rejoindre. Le barbu est là, son gros mégot jaune fiché aux commissures des lèvres, les mains toujours enfouies au fond des poches de sa pelisse. Quatre civils nous encadrent et nous nous dirigeons vers une immense porte vitrée coulissante, elle-même percée d’une porte plus petite par laquelle on nous force à passer.

C’est bien d’une usine qu’il s’agit. D’énormes machines se dressent sous un formidable hangar, sorte de troupeau de mammouths immobile et silencieux. L’éclairage y est chiche, pourtant, à une certaine distance, il y a comme une clairière lumineuse où se tiennent cinq personnes. Grozob se fige en les apercevant. Il a de bonnes raisons pour, du moins une ; parmi les cinq se trouvent sa femme et son gorille à tête de marteau.

Il regarde le barbu et le barbu lui décoche un sourire ironique, presque diabolique, moi je trouve, et pourtant je hais l’excès, tu me connais. L’air de dire au Secrétaire : « Mais oui, mon vieux, nous étions déjà autour de chez toi à faire bonne garde lorsque ta bonne femme a voulu s’enfuir. »

Nous recollons au groupe, outre les deux personnes citées, se trouvent deux flics et un gars habillé en bleu de travail. Sa combinaison graisseuse est serrée à la taille par une large ceinture de cuir. Il est presque rouquin, avec une forte moustache stalinienne et des petits yeux enfoncés.

Mme Grozob est blafarde. Voyant surgir son époux, elle se précipite vers lui. Et Siméon lui passe le bras sur l’épaule dans un mouvement protecteur très émouvant, franchement, je te raconte pas de salades. J’en sais qui chialeraient comme dans des pots de chambre en visionnant une scène pareille.

Alors voilà ce qui va se passer maintenant, Ducon. Je te requiers toute ton attention, merde, c’est grave, arrête de bouffer ta saloperie de chewing-gum qui te fait ressembler à une vache !

Le vilain barbu dit deux trois mots, pas plus, à ses sbires. Les deux gus qui surveillaient dame Grozob et son chourineur à pull roulé passent des menottes aux poignets du gorille. Après quoi, ils l’entraînent vers une échelle de fer, assez roide, fixée parallèlement à une énorme machine composée de cylindres superposés. Ça ressemble un peu à des rouleaux de papier empilés dans une fabrique, sauf que les rouleaux sont en acier.

Parvenu au pied de l’échelle, le gorille renâcle pour l’escalader. L’un des deux vilains sort un couteau de sa manche, dégage la lame à ressort d’une pression du pouce, et se met à lui larder les meules. Pas de l’asticotage, comprends-moi : non, non, de violents coups de sacagne impitoyables. Que chaque fois, la lame pénètre de cinq à dix centimètres dans les miches au gonzier.

Le gorille, pour lors, crie de douleur, mais force lui est de gravir les échelons à la suite du premier flic, l’autre continuant de le pousser au cul du bout de sa rapière.

— Que comptent-ils faire, camarade ? demande Grozob au barbu.

Du moins estimé-je qu’il pose une question de ce baril.

— Tu vas voir, dit l’autre sans se biler.

Curieux mec. On sent qu’il vit son heure. C’est « sa » nuit décisive. Il déguste chaque instant avec une délectation silencieuse qui en accroît la volupté.

Les trois mecs sont parvenus sur une passerelle étroite qui surplombe le bloc-machine. Les deux flics poussent d’un commun accord le malheureux gorille, lequel bascule et choit entre deux formides rouleaux.

Aussitôt, l’homme à la combinaison bleue demeurée en bas enclenche des manettes. Un sourd grondement se fait entendre et les cylindres se mettent à tourner. Là-haut, le gorille est comme happé. Les cris qu’il pousse, tu ne les oublieras jamais ! Indicibles, tu comprends ? La gueulée surhumaine. Le fin fond extrême de l’horreur. Voilà que ses cannes s’engagent dans le laminoir. La machinerie, inexorable, le bouffe lentement. Il s’enfonce avec une lenteur majuscule au cœur de cet engin fait pour laminer l’acier, et qui se joue de la chair humaine, tu parles Charles !

Le voici happé jusqu’aux genoux. Ses beuglements continuent, mais en s’affaiblissant. Mme Grozob défaille Elle dit, en bulgare, bien sûr, mais c’est pathétique tout de même : « Oh ! Grand Dieu ! Arrêtez ! Vous n’avez pas le droit ! Je vous en supplie ! » Tout ça, bien, d’une voix blanche, œuf corse. Puis elle se voile les yeux.

Grozob apostrophe Pivot, qu’est-ce que je raconte, moi : apostrophe le barbu d’un ton cinglant. Il lui dit comme ça qu’il est barbare, digne d’un capitaliste américain ! Indigne d’appartenir au P.C., ni d’être bulgare et autre…

Mais le barbu se contente de contempler le spectacle d’un œil satisfait.

Là-haut, le gorille n’émet plus que d’ultimes geigneries. Il agonise. Pris jusqu’à l’aine, pis que broyé, réduit limande ! Filet de sole dans un carton à dessin.

S’enfonce, s’enfonce dans le mugissement vorace du formidable appareil à rouleaux, qui fait « arrrhvrouhhhhhmmmm » (à peu près, sauf qu’il doit y avoir davantage de « h » aspirés avant de servir).