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Pour commencer, j’ôte mes mocassins et les fourre chacun dans une poche de mon veston. Il me semble que le temps suspend son vol de rapace. Cela fait comme si l’existence s’enlisait dans un plan fixe. Je regarde autour de moi, à la faible lueur lunaire perçant les verrières poussiéreuses. La ténèbre est au sol. La clarté commence à se faire au-dessus de mes épaules. Et alors tout m’apparaît, avec une netteté impressionnante. Seulement, il faut faire fissa.

J’escalade une échelle de fer semblable à celle qu’on fit gravir au pauvre gorille. Me voici sur la passerelle huileuse. Au-dessus d’elle pend la chaire d’un palan coulissant. Au bout de la chaire, un énorme crochet monté sur poulie qui doit peser au moins trente kilos. Je le biche, lui imprime un balancement et le propulse en direction de la verrière. La masse d’acier pulvérise le vitrage, y ouvrant une brèche d’un bon mètre carré.

Je virgule mes pompes par l’ouverture ; puis, avec une célérité qui n’a d’égale que ma discrétion, je me jette sur les rouleaux d’acier et m’y allonge. D’en bas, il est impossible de m’apercevoir. Ma ruse va-t-elle donner le cambio ? La suite nous le dira.

TU VAS VOIR COMMENT, AU COURS DE CE CHAPITRE RÉELLEMENT NEUF, PAS PIQUÉ DES VERS, JE M’ENFONCE DE PLUS EN PLUS DANS DU BLANC.

Et qu’or donc sur moi cette troupe s’avance. Le bruit du bris a guidé mes poursuivants. Ils sont là, au pied du laminoir, braquant la lumière de leurs torches électriques sur le crochet qui continue de se balancer, puis sur la brèche ouverte dans la verrière. Ça discutaille ferme. Ensuite un détachement s’éloigne au pas de charge, et je pige qu’il va jeter un z’œil à l’extérieur. Du temps passe. Oui : j’entends des bruits de voix, dehors ; au niveau de la brèche. Un type crie qu’ils ont retrouvé mes tartines. Idée géniale que j’ai eue là. Grâce à cette ruse, ces messieurs ne doutent pas que je sois hors de l’usine. Ceux qui attendaient, auprès de ma machine, s’éloignent. Longtemps, je continue de percevoir des cris, des piétinements, des appels. Et puis, il s’opère un break en moi ; terrassé par la fatigue, l’émotion, le reste, d’autres trucs encore, je m’endors brusquement, couché entre deux rouleaux d’acier.

* * *

Sommeil de courte durée, mais réparateur. Le temps de soulager ma carcasse et mon esprit, de reprendre haleine, de puiser une énergie nouvelle. J’ai dû en écraser une heure, tout au plus. En écraser sur un laminoir, faut le faire, non ?

Ayant recouvré ma pleine lucidité, je tends l’oreille. Tout est silence autour de moi.

Un silence de catacombes. Je laisse filocher quelques minutes, tous mes sens aux aguets ; mais je comprends qu’il n’y a plus personne dans l’usine. Rassuré, je descends de mon étrange couche pour chercher une issue.

Sortir par la grand-porte, je préfère ne pas. Gidien, mézigue, dans ces cas-là. La porte étroite est plus avantageuse. Ayant fureté, je découvre un local vitré réservé aux vestiaires, douches et toilettes. Pile ce qu’il me fallait, dis donc ! Des fenêtres basculantes aèrent les lieux. Je risque une tronche à l’extérieur. J’avise un horizon d’usines, à perte de vue ; avec des pylônes à haute-pension (comme dit Béru) et, çà et là, des lampadaires blafards. Le ciel se couvre, s’alourdit. Curieux comme il devient noir avant de cracher sa blancheur.

Un rétablissement des plus classiques et me voici out. Jouant les Figaro, je rase les murs.

Où aller ? Au hasard, c’est préférable. S’en remettre au pif, ou à la Providence.

Alors je longe jusqu’au bout le bâtiment, traverse en rampant une zone dégagée pour aller me plonger dans l’ombre d’un autre, et ainsi de suite, jusqu’à ce que je parvienne à l’extrémité de ce complexe sidérurgique. Maintenant, je débouche sur une espèce de terrain vague qui sépare l’usine d’où je viens d’un second groupe de bâtiments aux toits en dents de scie. Courbé en deux, je m’élance. Et là, mon pote : the tuile, my birthday ! La scoumoune ! Pour une déforme, c’est une vraie déforme ! La toute grande tartiné de merde en branche ! Une chiée de projecteurs m’illuminent comme si je traversais la plage de Saint-Trop’ à midi.

Une voix, dans un haut-jacteur, crie :

— Stoooop !

Les petits futés se gaffaient bien que je n’avais pu aller bien loin, alors ils se sont mis à l’affût. Et crois-moi, mais y a du trèpe pour m’assurer une haie d’honneur. J’aurais obtenu la grande palmure dorée au Festival de Cannes ou de Pointe-à-Pitre, on ne me mettrait pas davantage en lumière.

N’écoutant que mon courage (coudésespoir, couvieillessennemie) je place ma pointe de vitesse. Du courage, il en faut pour s’enfuir dans de telles circonstances, avec une demi-douzaine de projecteurs qui t’arrosent, et des flingueurs répartis en arc de cercle. Je te parie ton drap de dessous contre mon drap de dessus qu’à ma place, tu resterais coi, les mains dressées aussi haut que tu le pourrais, en demandant pardon à la Sainte Vierge Marie d’être né et d’avoir enfilé tellement de gonzesses que je ne saurai jamais combien.

Le feu se déclenche. Je me laisse choir sur le sol. Vive l’herbertisme ! Le terrain est défoncé. Il y a des monticules, des fondrières, de profondes flaques d’eau. Je repte mieux qu’un alligator qui a les boy-scouts de la maison Hermès au fion. Vite-vite. Les balles sifflent, crépitent, fendent des cailloux, perforent des déchets métalliques. Je me dis très succinctement ceci : « Tant qu’ils mitrailleront, ils ne pourront s’élancer à ta poursuite. L’enjeu consiste donc à ne pas être touché. » C.Q.F.D. !

Par très grande veine, j’atteins une sorte de tranchée dont mes mitrailleurs n’ont sûrement pas une notion précise. M’y laisse couler avec soulagement et me mets sur mes patounes afin de courir pour de bon. Je parviens à tracer sans m’élever à plus de soixante centimètres du sol, ressemblant probably à ces acrobates cyclistes qui parviennent à se déplacer sur un vélo qui tiendrait dans le soutien-loloches d’un travelo.

La tranchée file droit ; sans doute s’apprête-t-elle à héberger une canalisation ?

Lorsque le feu cesse, je suis au bord d’un chemin de terre qui longe la seconde usine. Les projecteurs ne peuvent plus m’atteindre. Allons, du nerf, commissaire. Crache-toi sur les doigts de pieds et montre-nous un peu ce que c’est que de conjuguer le verbe courir au présent de l’indicatif musclé.

* * *

Suppose une immense ferme très plate, tout en toits (et en camions de laitier). Des bâtiments disposés en quinconce. Cela sent le laitage, odeur aigrelette qui frise celle du dégueulis.

Je suis exténué, vidé, rincé, à demi mort. Plus de jambes ni de souffle. Une forge dans le poitrail ; les tempes qui bourdonnent comme une ruche ; la sensation désobligeante que mon cœur en a classe d’expédier du sirop de vie dans mon réseau et qu’il veut aller vivre sa vie ailleurs.

La neige s’est mise à tomber dru. Avisant un tracteur, remisé sous un hangar, j’escalade son marchepied, ouvre sa portelle vitrée et me love sur le plancher.

Voilà, je suis au bout du rouleau (pas de ceux du laminoir : du mien). C’est tout ce que je peux faire pour ma santé ; à partir de dorénavant, je déclare forfait. S’ils viennent m’arracher à cet engin agricole, c’est que mon bol proverbial se sera fêlé. Il ne m’est plus possible d’ajouter un geste à ce qui précède. Ma fuite insensée, éperdue, tragique, sous les balles… Ensuite talonné par une horde silencieuse dont les pas nombreux composaient une sorte de roulement, comme celui que produit un troupeau de buffles en fuite. Et puis le bruit a diminué. Et j’ai continué de cavaler à travers la nature, cherchant l’ombre à tout prix. A courir au point de sentir mes jambes pénétrer dans mon buste. Qu’à présent, si tu as une glace à trumeau à me présenter, je suis sûr-certain de ressembler à un nabot (Léon) de Vélasquez.