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— A cette époque, professeur, vous aviez mis au point une astuce diabolique, fit ce dernier : vous lanciez un poignard porteur d’un message à l’intérieur d’une maison. Sur le message, il était recommandé d’accrocher immédiatement une somme donnée au manche du poignard, lequel continuait d’être relié à vous par un fil de nylon. Si la victime obtempérait, vous haliez le tout. Si elle refusait, vous lanciez alors un second poignard muni d’un explosif et ça pétait dur chez votre bonhomme. Oh ! pas de quoi réduire le quartier en poudre, mais enfin on a enregistré à l’époque pas mal de dégâts corporels autant que matériels. Vous avez réussi cet exploit au moins sept fois avant de vous faire piquer par un passant héroïque. Il y a toujours des Bayard à la traîne.

Alex Andri poussa un soupir capable de fendre le cœur d’un débat. Il sourit au passé, se laissa aller à quelques secrètes évocations, puis hocha la tête et expliqua :

— Je suis un enfant de la balle. Papa faisait un numéro de lancement de couteaux et il m’a appris. Il était très fort. Sa seule défaillance fut quand il planta l’un de ses lardoirs dans la gorge de sa partenaire. Faut dire que ce jour-là, il était pas sûr de ses gestes, l’ayant surprise en train de tailler une pipe au chef écuyer. Moi, j’ai perfectionné la chose à des fins lucratives. La combine était aux pommes. Elle déconcertait le bourgeois. Quand il recevait chez lui la première rapière, il se remuait le fion pour dégauchir le blé réclamé. Evidemment, je ne pouvais pas pratiquer de n’importe où : il me fallait les coudées franches.

— Votre exploit, dit le futur élève, résidait dans la longueur du jet, sa folle précision, et surtout, surtout dans le fait que sa trajectoire n’était pas rectiligne. J’ai lu qu’il vous est arrivé de lancer le lingue de cent cinquante mètres à travers une simple imposte en partie masquée par un obstacle.

— Exact, mon ami. A l’entraînement, je parvenais à des performances supérieures encore. Imaginez que j’arrivais à planter mon outil dans une boîte à cigares située à deux cents mètres dans une pièce très mal éclairée. J’aurais pu marcher sur les brisées de mon vieux, mais le circus ne paie pas, et puis il faut la vocation Moi, je suis un sédentaire de nature.

— J’aimerais remettre votre numéro au goût du jour, déclara le visiteur, c’est cela que je voudrais apprendre.

Alex renifla dubitativement à différentes reprises avant de sortir de son gousset une boîte de cachous dont il fit pleuvoir quelques grains dans le creux de sa paume douteuse. Il lécha celle-ci sans vergogne.

Là, vous me posez une sacrée colle, fiston, déclara-t-il, en zozotant du râtelier because les cachous.

— Pourquoi ?

— Vingt-cinq piges que je n’ai plus touché à mes saccagnes, mon pauvre ! Mes forces ont mis les adjas. J’ai du carat et mes muscles ressemblent à des souvenirs ; il faut de la force, tu sais, pour réussir ce petit talent de société.

Il se mettait à tutoyer le visiteur, sans trop savoir pourquoi. Ce lui fut machinal, ou plutôt impulsif.

— La force représente la distance, objecta l’homme, ce qui est important surtout, c’est le coup de main.

— Parce que tu t’imagines qu’il n’y a que la main qui entre en ligne de compte, l’ami ? Tout le corps participe, tu m’entends ? De la tête aux pieds.

— Je m’en doute. Et c’est bien cela que je souhaite étudier.

Alex Andri ôta ses lunettes qu’il avait oubliées sur son pif en échine de chèvre. Il défrima une nouvelle fois son visiteur.

— Faudrait d’abord que je me remette à l’entraînement.

— Remettez-vous-y !

— Ça risque d’être longuet.

— J’attendrai.

— En tout cas, ce sera chérot, mon Mec.

— Je paierai.

Nouveau temps mort réclamé par l’arbitre. Le vieil Alex soupesait le pour et le contre. Dans l’immédiat, il semblait trouver le contre plus lourd que le pour. Histoire de se donner le temps de la décision, il demanda :

— T’es pas du mitan, toi, Gamin ?

— Vous croyez ? dit le « client » avec un sourire.

— Et comment que je crois ! Je sais bien que de nos jours les malfrats ont changé de poils, pourtant ils conservent toujours le même regard et tézigue, Bonhomme, tu n’as pas les yeux d’un truand.

— Vous me situez où, en ce cas ? demanda le visiteur.

Alex Andri hocha la tête.

— J’arrive pas à discerner clairement. T’as un vague côté intellectuel, et pourtant on sent que le physique joue un rôle dans ta vie active… Franchement, tu es duraille à retapisser, mon pote ; c’est quoi, ton job, sans indiscrétion ?

— Flic, dit en souriant le visiteur.

Le père Andri ne s’émut pas.

— Ah ! ben voilà, on s’y retrouve. Flic nouvelle école, oui ; c’est con, l’idée ne m’en venait pas… Et le lancement de la rallonge, ça entre dans quelle perspective, pour ton turbin de voyou ?

— Top secret, Maître. Mais oubliez ma noble profession, je suis ici en simple client ; quant au carbure, ne mouronnez pas : je dispose de fonds secrets pour douiller mes fantaisies.

Le vieux Andri pianota son sous-main. Puis il le souleva et y prit une fiche d’inscription.

— Allons-y toujours, Garçon. Mes tarifs sont de cinq cents points la leçon, faudrait voir à m’en carmer six d’avance.

— J’ai l’osier, Grand-père, assura le poulet en ramenant une forte liasse de sa poche-poitrine. Voilà trois mille pions, made in la Banque de France, il ne s’agit pas de talbins résiduels récupérés chez des imagiers, d’ailleurs c’est pas auprès d’un expert de votre trempe que je m’amuserais à les écouler.

Le Dabuche vérifia néanmoins l’artiche, de visu et tactu. Puis il l’enfourna presto dans son tiroir magique.

— Banco, fils, je te les porte en compte sur ta fiche d’immatriculation ; à quel blaze dois-je l’établir ?

— Si vous m’inscriviez sous le nom de commissaire San-Antonio, ça la foutrait mal dans vos archives ultra-sélectes, professeur ; je préfère adopter le pseudonyme de Tonio-le-Visionnaire, c’est plus dans le ton.

EXCELLENT DEUXIÈME CHAPITRE, SUPÉRIEUR AU PREMIER, ME SEMBLE-T-IL, MAIS JE PEUX ME TROMPER.

La salle était plus bourrée qu’un mineur polonais un jour de paie. Soirée de grand, de super, d’hyper-gala. Y assistaient, dans l’ancienne loge royale du Théâtre Fédo Dotoradu, l’une des plus belles salles de Sofia, le camarade Siméon Grozob, secrétaire général du Parti, ainsi que son épouse et deux ou trois dignitaires de moindre importance. La venue du cirque de Moscou constituait un événement et le public faisait une queue longue comme la mienne pour applaudir le spectacle, lequel était de qualité, comme le barbier du père Séville, cher au beau Marchais.

Le camarade Grozob suivait cependant la représentation d’un œil distrait. Lorsque nous écrivons, nous, auteur à chevrons, comme les volets des maisons neuchâteloises, qu’il la suivait D’UN œil distrait, nous cernons la vérité au plus juste puisque, justement, le camarade Grozob était borgne. Glorieuse blessure qui remontait aux années de dissidence, quand il guérillérait contre l’allié nazi avant l’arrivée libératrice des Soviétiques.

Borgne donc, Grozob. La chose ne se voyait que dans les gros plans télévisés puisqu’il possédait un œil de verre encore plus expressif que le bon, et en tout cas plus riche de tendresse.

En cette soirée galateuse, le valeureux Secrétaire Général était distrait parce que préoccupé par des esquisses de complot visant son poste, voire, au bout de compte, sa personne. Homme de lutte, il détestait les grenouillages dans l’ombre du pouvoir. Il n’ignorait pas combien sa nature généreuse lui valait d’inimitiés. Pas suffisamment retors ni coulant pour pouvoir demeurer en place à vie. Beaucoup de termites sapaient son piédestal. Il contenait la plupart parce qu’il savait beaucoup de choses sur beaucoup de gens, mais il y avait les autres, les tout neufs, les encore purs sur lesquels il ne possédait aucun dossier. Il avait senti, dans l’après-midi, au cours d’un conseil suprême, que son équipe commençait de se désagréger gentiment. On le regardait avec moins de ferveur, on l’écoutait avec moins d’attention, et même, même, Siméon Grozob avait surpris un bâillement à peine réprimé du camarade Boris Balachoz, son porte-coton depuis un lustre, alors qu’il décortiquait le budget de l’agriculture.