Par la lucarne, et au-dessus de l’épaule du driver, j’avise la foule, les soldats à la parade, les tanks de devant… Un rire me vient. Je voudrais mater la frite de Bérurier, mais c’est trop tard. Ma situation est insensée, je le sais parfaitement. L’amusant vient de ce que personne ne tente rien contre moi pour l’instant, vu l’extrême gravité de cette cérémonie.
Un appareil de phonie intérieure se met à grésiller. Une voix haletante dit des choses. La réception n’est guère fameuse. Sans doute intime-t-on des ordres au conducteur ? Le gars est complètement paumé sous son casque. J’ai désarmé son pote, j’en fais autant pour lui. Et, en plus, j’arrache le système de phonie, pas qu’on lui souffle de vilaines idées qui me malencontreraient.
Le défilé se poursuit. A l’intérieur du gros encrier, je n’entends que le grondement du moteur, la musique funèbre ne me parvient que par bribes incertaines.
On continue de remonter l’avenue, on contourne la place Lénine au milieu de laquelle s’élève la statue en bronze de Boris Groschibr, l’un des héros de la Patrie Bulgare.
Encore un bout d’avenue, et c’est le parc Baldé Kathzar dans lequel va être inhumé mon pauvre Siméon, au centre de la pelouse où il venait jouer lorsqu’il faisait ses études au collège royal de Ruse. On a déjà creusé sa tombe, et préparé l’immense dalle de marbre blanc, veinée de bleue, qui la recouvrira.
Et alors, qu’aspers-je, non loin de la fosse, flanquée de quelques personnalités cacochymes ? Pincemi et pincemoi, pour lors ! Figure-toi, figure de toi, qu’il y a là Mme Grozob, en personne, — dans un fauteuil d’infirme, un plaid (et bosse) enveloppant ses jambes, la pauvre, qu’on avait commencé à lui concasser les nougats, ou presque. Pour la foule, on l’a amenée, la bonne chère veuve, pas que le peuple s’inquiète de son absence. Se demande des pourquoi, comment, à cause. Que tout paraisse bien normal, logique.
Habillée de grand noir, un fichu de dentelle sur la tête, un mouchoir blanc pour tamponner ses yeux rouges, elle est là, à demi prostrée. Et ensuite ? Qu’adviendra-t-il de cette brave grosse ? En quelle geôle, asile, ira-t-elle attendre le moment de retrouver son Siméon ? Tu peux m’y dire ?
Mais mes préoccupations prennent un tour plus égoïste. L’altruisme, faut être disponible pour le pratiquer. La charité chrétienne (ou sur Loire), la compassion, faut des loisirs pour s’y consacrer. Et moi, dans mon piège à rats, hein ? coincé contre mon soldat groggy.
Je fais un rapide inventaire de l’appartement. C’est point grand, tu sais. Le siège du conducteur, celui du canonnier, surélevé par rapport au premier ; un logement pour un troisième homme passeur-de-munitions, et qui, fort t’heureusement pour moi, n’est pas là, puisque ce n’est pas la guerre qu’on fait, mais de l’enterrement National.
Le char s’est rangé sur l’esplanade, derrière un autre char. Je suppose qu’il y en a également derrière et sur les côtés. La troupe est très dense (rythmique). J’avise, sur l’autre rive de la tombe, une estrade décorée de drapeaux (goût bulgare). Le cercueil est déposé sur le marbre. Un personnage officiel, avec des lunettes, monte à la tribune pour raconter comme quoi Siméon Grozob était ceci-cela, et qu’il a fait ci et ça, et qu’on ne l’oubliera jamais avant ce soir, impossible, trop grande figure, trop formidable héros, personnage d’une capitalité incroyable. Défenseur des droits de l’homme, de la femme, de l’hermaphrodite, et j’en passe. Figure historique. Dimension internationale. Main de fer dans un gant de boxe ! Ame d’acier ! Incarnation de la Patrie. Et qu’il a toujours été pour ce qu’y fallait ; agi selon il convenait, rectiligne, indomptable, dressé, le menton toujours relevé, le regard perdu (à 50 %) sur la ligne à haute-tension des lendemains meilleurs qui débouchent infailliblement dans l’antichambre des avant-hier glorieux engendreurs de progrès social, maternité, catalogue Manufrance, vue sur la Mer Noire, tout ça…
Tel qu’il a déclaré, l’officiel, il va en avoir pour une plombe à repasser à l’amidon la carrière prestigieuse à Grozob. Ils sont jamais décheurs sur la bavasse, les tartineurs sur fond d’apothéose. Hymne national, tribune, flamberges, merde ! Survoltant, ô combien !
Tout un dispositif est en train de s’établir, dans la fièvre, pour neutraliser « mon » char, une fois la kermesse noire terminée. Et que pourrais-je tenter, dès lors, moi, humble flic ignorant des blindés ? Canonner la ville ? Dis, je vais pas déclarer la guerre à la chère Bulgarie yaourtière. Je l’aime, moi, la Bulgarie. Je raffole son peuple. J’lui veux du bien. Ma peau, c’est pas un lot qui vaille si cher.
Qu’à force de me ronger les foies, je découvre qu’il existe un trappon au plancher. Sortie de secours en somme (préfecture Amiens). Quatre boulons à œillets. Je les dévisse. Faut forcer à coups de crosse de revolver, mais ça joue.
La plaque de métal pèse au moins je sais pas combien, et peut-être davantage. Je sue 100 et 0 pour l’ôter. De l’air frais pénètre à l’intérieur du char, et aussi les bruits. Discours glaglotteur du gazier juché. Je m’occupe alors du conducteur :
— Aufrecht ! j’y ordonne rudement, le feu pointé sur lui.
Il se lève, soit qu’il comprenne l’allemand, soit que la transmission de pensée existe même quand ladite pensée est articulée dans une langue différente de celle du sujet.
Tout en continuant de le menacer, je commence à me déloquer, ce qui n’est pas commode, surtout lorsqu’on est pratiquement coincé contre un mec. Une mimique véhémente l’incite à m’imiter.
Il.
Je mets au moins un quart de plombe à poser mes fringues et à revêtir les siennes. Plus cinq minutes à ligoter les deux militaires en utilisant mes vêtements délaissés. Trois de plus pour les bâillonner. L’Officiel jacte toujours. Voix vibrante, mais qui reste froide. Continue, mon chéri. Parle encore, dis tout, raconte bien. Sersla de A to Z, la vie édifiante de Siméon Grozob. Elle en vaut la peine.
C’est un exercice périlleux que j’entreprends, mais que fais-je depuis le début de cette singulière histoire ?
Je me laisse dégouliner du char. Me voici entre les chenilles, bien à l’abri. Je me repère. L’engin que je viens de larguer est bien au cœur d’un petit troupeau de blindés, ainsi que je le pensais. La visibilité n’étant pas fameuse depuis la lucarne des conducteurs, je ne crains donc pas d’être aperçu par ceux-ci en rampant sous les tanks, tu vois ?
Je repte donc. Ce que j’aurai rampé, dans ce polar de merde ! Non, je te jure, pour le prix, c’est dérisoire. Et attends, j’ai pas fini. Tu vas voir, plus loin, au bord du Danube gris (car il est pas bleu du tout, le Danube, je te jure. Plombé, marronnasse même ; bleu : fume !). Mais faut pas anticiper, qu’autrement, je te vais gâcher le plaisir de la découverte.
Donc, je file, à plat ventre sous les blindés (goût bulgare) jusqu’au dernier rang d’iceux. Si je déboule au nez et barbe de la populace, je l’ai dans le cul, comme disait la reine Elisabeth II, lors de sa nuit de noces. Mais cette fois, la chance me sourit béant. Je t’ai dit que l’inhumation de Siméon Grozob s’opérait dans un parc. Qui dit parc, dit pièce d’eau. C’est le long d’un immense bassin rectangulaire que sont alignés les chardasses. Au-delà du bassin, y a personne, car des gens seraient coupés de la cérémonie par ce vaste fossé. Et, d’autre part, à l’intérieur du parc, le populo n’est pas admis. Ne s’y trouvent que les dignitaires du régime (de bananes).
J’atterris donc près de la margelle du bassin. Des nénuphars pas encore fleuris étalent leurs palmes vertes sur l’eau verte. Des statues cracheuses, style naïades, sortent de l’onde pour glavioter des jets irisés.
Je me relève et m’époussette. Rajuste mon casque. Visionne le pourtour des alentours. Personne ne me prête attention. Les assistants sont devant les tanks. Et tous écoutent avec un recueillement vrai ou feint les trémolances de l’officiel qui pleure à sec (comme l’enculage du même nom) la disparition prématurée du Camarade Secrétaire Siméon Grozob, lequel a bien mérité de la patrie, le valeureux. O chère Bulgarie yogourteuse et indélébile, qui connut des siècles d’oppression, depuis les Ottomans, jusqu’à ce qu’enfin l’héroïque Soviétie te vienne libérer à tout, tu sais quoi ? jamais !