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J’adopte un pas raide pour contourner le bassin. Mais mon ivresse de liberté chérie ne dure pas. Je constate très vite que le parc est cerné par la troupe, laquelle le défend contre le culte populaire. Si je me pointe et me fais interpeller par un juteux, je suis perdu. Et pas pour tout le monde, espère !

Alors j’oblique vers l’intérieur du parc.

Que faire ? Me placarder dans un massif ? Hum, c’est risqué. N’écoutant que la voix secrète de mon subconscient, je me dirige vers une vaste construction vitrée qui me paraît être un jardin d’hiver.

Effectivement, c’en est un. Drôlement ficelé. Ça pue le foin en décomposition. Il y a des plates-bandes où végètent des essences rares. Des allées mal ratissées, une sorte de placette pavée avec quelques bancs rouillés. Quelques statues écaillées, une remise fermée par une porte de fer à cylindre, comme en sont munis les garages des pays du Sud. Le volet est à demi baissé et presque à demi levé. Dans la remise s’enchevêtre un bric-à-brac de briques et de brocs : outils de jardinage, rouleaux de grillage, échafaudages démontés, tuyaux d’arrosage, tout ça, plus encore, tu juges ? Et des sacs de terreau, d’engrais. Des pots de peinture verte… Des plantes à bulbe sur des claies superposées.

Ce sont ces dernières qui me donnent l’idée de ma planque. Elles s’étagent dans le fond du hangar et culminent à trois mètres, qu’une petite échelle est appliquée contre pour permettre l’accès aux plus élevées.

Alors moi, soldat Santonio (goût bulgare) je fais quoi-ce ? Oui, mon ange : je grimpe sur la plus haute pour y voir de plus loin. Même qu’elle est vide. Je hale l’échelle et l’allonge contre le mur, au sommet de ma claie.

Ne me reste plus qu’à m’étendre tout contre l’échelle, bien assuré certain que, d’en bas, on ne saurait me voir.

Voilà, il faut à présent que j’attende en me relaxant. Que j’attende en espérant.

Un jour, décidément, j’achèterai une caravane et j’irai vendre des hot-dogs à la sortie des stades.

* * *

Je ne vais pas te faire croire que je dors dans les situations d’attente critique. Pourtant, ce qui m’anesthésie, là-haut, juché sur ma claie, ressemble tellement à de la dorme que cela doit en être. Une torpeur sédative. Je reste en état de presque conscience, mais il y a en moi un balancement onctueux, réparateur. C’est une manière qu’a trouvée mon organisme si malmené pour récupérer des efforts répétés que je lui inflige.

Et alors, en vertu de ce que je te bonnis, j’use plusieurs heures à folâtrer dans la barbe à papa, tandis qu’on inhume Siméon Grozob, en grande énorme pompe, au-dehors. Taratata, flamberge au vent. Quand on enterre laïquement, faut vraiment en remettre pour chercher l’équivalence des fastes religieux. T’auras beau dire et faire, sur ce plan-là, l’église est irremplaçable.

Toutes les estrades drapées nationales, tous les drapeaux, défilés militaires ne remplaceront jamais une grand-messe chantée à Notre-Dame.

J’écoute confusément, au creux de ma blottissure. Je suis réfugié en moi, comme un ver dans son cocon. Inexpugnable, me paraît-il.

Et puis la rumeur change d’intensité. Le sol est ébranlé par le fracas des véhicules lourds. Les échos sollicités par le martèlement des pas.

Je m’éveille tout à fait au moment où les portes du jardin d’hiver s’ouvrent. Je me dis qu’on se pointe pour la grosse fouille, car l’on s’est aperçu de ma débinade. Mais non. Ce sont des voix presque basses qui retentissent. L’une d’elles est grave.

Je coule une amorce de bout de regard par une fente de la claie. Et j’aperçois un groupe pour le moins singulier : Mme Siméon Grozob, dans son fauteuil roulant, à demi évanouie. Un type porteur d’un attaché-case et qui doit être — du moins je l’espère — un médecin, prépare ce qu’il faut pour lui faire une piqûre. Deux autres gus en civil, signés flicards, se battent les flancs pendant ce temps.

Le toubib leur dit quelque chose et l’un d’eux se taille. Le doc fait sa piquouze et tapote la joue de la pauvre femme. Qu’ensuite, il ôte le plaid recouvrant ses plaies, détortille un pansement frugal (le mot est joli employé ici) pour examiner ses blessures. Je ne puis les voir, mais elles doivent être tartignoles à en juger à la grimace du poulardin. Le médecin badigeonne les plaies, refait un pansement.

Mme Siméon Grozob laisse tomber sa tête de côté et s’endort, envapée par la drogue calmante qui lui a été injectée. Obligeamment, le toubib l’arrange au mieux. Puis il replie son matériel.

Un peu de temps s’écoule. Bientôt, je vois manœuvrer une ambulance sur le terre-plein, devant la porte vitrée du jardin. Deux infirmiers en veste blanche amènent un brancard. On arrache Mme Grozob de son fauteuil pour l’y coucher et la coltiner dans l’ambulance. Le deuxième flic a rejoint le premier. Ils montent avec la dame et l’un des infirmiers à l’arrière de l’ambulance. L’autre va se placer au volant. Le toubib leur fait un signe de la main et s’en va. L’ambulance parcourt une dizaine de mètres et doit stopper à cause d’une cohorte de petits canons tractés qui rentrent chez eux après avoir participé au défilé.

Et bibi mézigue, tu sais quoi ?

Je saute de la claie, sans faire appel à l’échelle. Je cours jusqu’à l’ambulance et ouvre la portière avant droite.

Un soldat (car je suis travesti en bidasse) n’inquiète point.

L’infirmier-pilote se contente de me couler un œil et de me poser une question à laquelle je ne réponds pas en m’installant délibérément sur le siège passager, l’air rogue, je voudrais que tu me visses.

Le gars n’insiste pas. Doit croire à une consigne. Me juge escorteur. Ma manière tranquille et sûre, mon air grinchard, tu parles ! Lorsque la caravane de canons est passée, il démarre. On suit une allée secondaire du parc, et on va chercher une porte. Le flot des assistants a fini de s’écouler. Les badauds, dans les rues, retournent en chagrinant encore un brin à leurs occupes.

Les militaires qui gardent les issues nous laissent sortir sans broncher. La bagnole roule trois cents mètres, peut-être trois cent dix mètres, je ne saurais te le préciser.

Et puis, le destin…

Toujours lui, déguisé en hasard ; souvent aussi en Providence.

Qu’aspers-je, plantés face à la grille du parc ? Je ne te le donne pas en mille, je te l’offre. Ce sera la prime remise avec ce bouquin de merde. Tu peux, si elle ne te convient pas, l’échanger contre un paquet d’Ariel[8]. Face au parc, attendant la fin de l’écoulement humain, j’avise Bérurier et la môme Ivana. Le Gros, toujours loqué grand-mère, comme de bien s’entend. La trogne follement anxieuse. Je devine qu’après mon exploit du char, il a dû suivre de loin ce dernier. Les factionnaires ne l’ont point laissé entrer, et maintenant, il est là, le bon toutou fidèle, aux aguets, la rate court-bouillonnante, l’œil en objectif de périscope, beau comme une fermière bulgare dans ses atours (prends garde).

Je touche le bras du chauffeur.

— Stop !

— Ké studé khôn ? il objecte.

Je sors l’un des deux feux empruntés aux chers tankistes de naguère et lui en pointe un entre les côtelettes.

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8

Note pour la postérité : Ariel était le nom d’une marque de lessive, en vente et en vogue vers les années 80–90.