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Je mordille une peau morte à mon pouce. Allons, bon, voilà que je me fais saigner, comme toujours lorsque je suis au comble de la nervouze.

Béru est assis entre les deux portes arrière de l’ambulance. Il regarde, écoute, pète discrètement, de temps à autre, manière de meubler les silences et de renouveler son atmosphère.

— Dis voir, Gars, soupire-t-il après une vesse presque mélodieuse, y a une chose dont ça m’frappe. C’t’œil tout seul, y n’rime z’à rien. Non ?

— On le dirait, en effet.

— Donc, y faut qu’a aut’ chose av’c pou’ qu’ça boume.

La remarque parcourt dans mon esprit une distance faramineuse, ce à la vitesse de la lumière, plus celle d’un gendarme à vélo.

Il dit d’or, Mister Mastar. C’est l’évidence même. L’œil ne serait que la clé de cet autre chose dont parle le Pantin de Rosseur (ou le Penseur de Rodin, si tu es trop con).

J’évoque la maison qu’habitaient les Grozob, à Sofia. Cette pièce-bureau-blockhaus dans laquelle il se terrait, le Secrétaire Général. Est-ce là qu’il cachait la partie « B » de son secret, si toutefois elle existe ?

Il s’agit de phosphorer et de faire reluire sa pensarde. Je lui ai remis son œil en fin de journée, dans la clairière, près de Sofia. Quelques heures plus tard, il m’envoyait quérir à mon hôtel parce qu’il avait constaté qu’il ne s’agissait pas du bon lampion et que je l’avais berluré. Donc, C.Q.F.D., dans l’intervalle, il a confronté l’œil de verre et l’élément complémentaire « X », tu es bien d’accord ?

— Ivana, mon amour, voulez-vous demander à Mme Grozob ce qu’a fait son mari, avant-hier soir, disons à partir de huit heures ? Qu’elle essaie de bien se rappeler, c’est capital.

Traduction est faite.

Bérurier qui a pigé m’adresse un clin d’œil (c’est le moment) encourageant. Il soupire qu’il a faim et argue qu’il aimerait bien bouffer la moindre des choses.

— Qu’a-t-elle répondu ? demandé-je à ma jolie Bulgare (au goût français).

— Elle dit qu’en arrivant chez lui, son mari a décommandé un dîner auquel il devait assister, avec des délégués du Parti Agraire et a affrété l’hélicoptère de fonction.

— Pour se rendre où, le lui a-t-il révélé ?

Ça jacasse un peu. La veuve est dans un état pas tout à fait second, mais en tout cas un bis. On sent que sa pensée fait des grumeaux. Elle réfléchit en se forçant, répond en se forçant plus encore.

— Il a dit qu’il devait faire un bref aller-retour à Ruse, mais que c’était l’affaire de deux heures…

Ruse ! Bonté Divine, mais nous y sommes, à Ruse. Ruse, le pays natal de Siméon.

— Ont-ils une résidence, ici ? m’enquiers-je.

Réponse :

— Pas à Ruse même, mais tout près, à Kachtékopec. Grozob y possédait sa maison natale, une minuscule fermette où il lui arrivait de faire retraite, parfois.

On se regarde, le Mahousse et moi, d’un air d’en avoir quatorze, comme se regardent deux marchands de voitures qui viennent d’acheter à un louftingue une Rolls neuve pour le prix d’une 2 CV d’occase.

* * *

La tante Machprö est une belle vieillarde, un peu aveugle sur les bords, mais à cause de ses lunettes noires ça ne se remarque pas tout de suite.

Nonagénaire en pleine force, possédant toute sa tête, comme dirait Marie-Antoinette avec convoitise.

Elle crèche dans la proche campagne, en bout d’agglomération.

Sa maison est modeste, mais proprette. Trois pièces, un bout de hangar délabré. Quelques poules habitent la grange et se perchent au petit bonheur. Un chat roux somnole auprès d’un vieux poêle de fonte qui fumasse et pète, de temps à autre, sur la même fréquence que Bérurier.

On essaie que notre venue soit la plus discrète possible. Mme Grozob discute faiblardement avec sa vieille tatie, laquelle la réchauffe de baisers et la lave de larmes, comme l’a écrit si joliment je crois Jules Mauriac dans Le Nœud de Mon Père.

Je prends dès lors des mesures en contrebas. Demande son manteau à la veuve, de même que ses godasses et la petite chaîne d’argent qu’elle porte au cou avec, comme pendentif, la faucille et le marteau en bois de zitraune sculpté. Mon intention, je te la dirai un peu plus loin, pas très, avant que tu aies oublié ces détails. Puis, je la chapitre (treize) comme quoi elle doit se planquer chez tantine en espérant des jours meilleurs. S’enfermer dans le grenier de la vieille dame et ne mettre le nez dehors qu’à la nuit tombée.

Là-dessus on la quitte après s’être fait indiquer la route de Kachtékopec.

* * *

Moi, cette ambulance, je me dis qu’elle commence à bien faire car l’alerte doit être donnée depuis plusieurs plombes déjà et nous sommes à la merci d’un barrage, voire d’une modeste patrouille.

Trouille ou pas trouille, that is the question, a dit Shakespeare, et comme il avait raison !

Dès lors que je sens monter les périls, je décide de nous en débarrasser. Pour cela, j’attends une occase opportune et ne tarde pas à la trouver.

Il me semble t’avoir déclaré quelque part, en cours de chef-d’œuvre, que le village natal de Grozob est situé à l’embouchure de la Jantra, là que cette rivière se jette dans le beau Johann Strauss, qu’est-ce que je débloque, moi : je voulais dire dans le beau Danube Bleu.

Peu avant le village, un pont de bois franchit la rivière, laquelle est tellement en crue que tu dirais l’Amazone à son estuaire. Tout juste praticable, ce pont.

Ayant atteint son orée, je prie mes compagnons d’en descendre, après quoi j’engage la chignole dessus, volant braqué, moteur tournant. A l’aide d’une béquille trouvée sous le support à brancard j’enclenche la première vitesse depuis l’extérieur. L’auto se met en route, mollassonnement, pique sur le parapet (trop faible pour ceux de Béru) qu’elle brise posément, et plonge dans la rivière moutonnante. Je l’y vois tournoyer, cul levé, puis elle se laisse emporter par le courant.

Les godasses, le manteau et le pendentif de Mme Grozob sont restés à l’intérieur. Ainsi, avec un peu de chance, les autorités concluront-elles peut-être à un accident et penseront-elles que la veuve, médicamentée, a péri et que son corps s’en sera allé à vau, tu sais quoi ? Oui : l’eau !

L’auto blanche disparaît dans l’obscurité inquiétante et s’en va vers la Roumanie, la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie, l’Autriche et, qui sait ? L’Allemagne.

Je fais signe à mes compagnons de me suivre. Le Gros bouffe des pommes de terre cuites à l’eau par la tantine de la veuve Grozob et dont il a empli son corsage. La nuit est claire. L’air mouillé sent le végétal aquatique. Je me repère aisément car, selon les explications fournies par la veuvasse, la maisonnette de feu Siméon se trouve à l’extrémité d’une espèce de presqu’île située peu avant la jonction de la Jantra et du Danube.

Quinze cents mètres de marche à travers les prés humides, et nous parvenons en vue de cette pseudo langue de terre, provisoirement transformée en golfe clair par l’inondation. Mais alors, mais alors, mais alors quelle surprise (en anglais : surprise) !

Des projecteurs bordent les deux rives de la Jantra et sont braqués sur une fermette dont une partie est immergée. Des soldats bivouaquent dans des véhicules autour de ces projos. A quoi riment ces mesures ? Les petits malins qui rêvaient de mettre à bas le Secrétaire Général ont-ils eu la même pensée que nous, ou bien le Gouvernement a-t-il décidé cette démonstration pour honorer la mémoire du héros défunt ?

Que font ces troupes cantonnées sur les berges ? Attendent-elles la décrue pour investir la maison et la fouiller ? Je le pense très objectivement.