Bérurier en concasse, bercé par les mélodies napolitaines que notre pote Alberto fait bouffe-cassetter intarissablement. Il les accompagne, en exquis baryton-basse qu’il est, le chevalier de la grand-route. Ritorno a Sorrente ! Tu parles ! Mettez-m’en deux ! Tant pis s’il y a plus rien en first, je voyagerai dans le train d’atterrissage.
Mais brèfle…
Le jour se lève.
Puis il est levé. Un timide soleil frédéric darde sur la chère Bulgarie. Le conduc cesse de chanter pour aller compisser un cerisier dont le bord de la route est complanté. Et à ce moment, figure-toi qu’une voiture surgit qui ralentit à fure-mesure de sa venue sur nous, et il y a écrit quoi donc, chéri, sur ce véhicule ? Oui, mon ange : POLICE, bel et bien, en grosses vilaines lettres. Bébert s’arrête de licebroquer, secoue à peine zézette pour lui faire dire son dernier mot. Cette survenance des archers bulgares ne l’enchante guère. Les deux poulagas qui se trouvent dans l’auto se garent pile devant le camion et descendent de leur tire. L’un réclame ses titres de transport à notre pote italoche cependant que l’autre exige ceux de Bérurier.
Moi, planqué derrière le rideau, je suis la scène par l’écartement. Ce qui me permet d’assister à du beau boulot pur fruit, pur sucre.
Un coup de saton dans la margoule de celui des deux flics que j’ai appelé « l’autre ». Un coup de clé à molette sur la nuque de son copain qualifié de « l’un » faute de connaître son identité, et l’un et l’autre, deux bons petits diables, gisent sur le macadam (aux Camélias).
Le Rital est plus que consterné : affolé.
Il crie des « Ma qué ! ma qué ! » Et puis des « Madonna ! ». Et il se signe, se contresigne, se soussigne avec des larmes dans les yeux, la voix, les gestes, le slip.
Moi, je me dis in extenso, ne rechignant jamais sur le latin originel : à présent il va falloir faire face !
Et je fais.
— Tu diras que nous t’avons menacé, Alberto ! Regarde, on a des pétards, mate-les bien, tu pourrais les décrire.
Il regarde.
Et quand il a bien vu : la couleur, la marque, le calibre, je le fous K.O. d’un uppercut sensas à la pommette.
Après quoi nous le ligotons, ainsi que les deux bourdilles. Nous plaçons les poulets dans le camion un tantisoit frigorifique, Alberto dans la couchette où j’ai, par deux fois, répété-je, honoré (de Balzac, c’est évident), dame Ivana.
J’allume les feux de position du camion.
— Changement de véhicule, mes amours !
Nous cavalons jusqu’à la tire de police. Je fais grimper « ces deux dames » à l’arrière, je m’installe au volant, enclenche le phare gyroscopique, la sirène et je fouettecochère à une allure stupréfiante (de pigeon voyageur).
Ce qui suit, je l’appellerai si tu le veux bien (mais si tu ne le veux pas je m’en torche !) la chevauchée héroïque, dernier mouvement.
L’auto de police est une Djougatchvili huit cylindres à double carburateur. Je la pousse sans effort à cent cinquante et c’est pratiquement à cette vitesse que j’achève de traverser la Bulgarie de Bazanlâk jusqu’à Svilengrad. Tu parles d’un rallye, mon fils !
Les paysans planquent leurs miches en nous entendant surgir. Y a des bourrins jusque-là paisibles qui s’emballent après notre passage forcené. Dans les traversées de villages, c’est tout juste si je lève le pied.
Dans la charmante localité d’Ankulasec je renverse même une charrette à bras chargés de patates, ainsi que le brave vieillard qui usait ses suprêmes forces à la tracter.
Une tornade. Faut dire que je joue la montre.
Dans combien de temps découvrira-t-on le camionneur ligoté ? Et les flicards ? Chaque minute compte. Malgré l’étroitesse des routes et l’encombrement dans les bourgs, je parcours les deux cents kilomètres en moins de deux plombes.
Et ainsi donc, bon, bravo, nous parvenons à la ville frontalière de Svilengrad sans pébroques d’aucune sorte. Certes, on a doublé et croisé des militaires et des poulagas, mais eux-mêmes ont été médusés par mon allure et ma sirène. On faisait « extrême urgence » à un point qui intimait le respect et livrait le passage.
Parvenus dans les faubourgs de Svilengrad, je m’hâte de dissimuler la tuture sur un chantier de démolition, qui deviendra très bientôt un chantier de construction. Il est désert, et c’est peut-être because la pause de midi, mais je m’en tamponne le coquillard avec une patte d’alligator femelle en pleine ménopause plastique.
A présent, le plus difficultueux reste à accomplir : passer la frontière !
Où ? Quand ? Comment ?
Nous marchons dans le soleil tout à fait retrouvé. J’ai l’œil cloaqueux comme un mouchoir de catarrheux. Le Gros rumine on ne sait quoi de pas catholique. Ivana continue de nous suivre, docile comme la génisse que l’on conduit au taureau.
Je me demande ce que nous allons faire d’elle. Et quel va être son devenir ? Elle a tout plaqué, s’est mouillée jusqu’à la moelle. Si elle reste en Bulgarie, ce sera pour y passer des années en taule, non ?
Mais avant de trop se pencher sur son destin, il convient de bricoler le nôtre de manière à ce qu’il comporte une suite, pas vrai ?
Cheminant faisant, nous parvenons sur la place de la gare. Importante, elle est, celle de Svilengrad. Faut dire qu’elle sert de plaque tournante, puisqu’elle aiguille des trains en Grèce, et d’autres en Turquie.
— Si qu’on rentrerait r’nifler ? propose Béru.
— Humm, lui dis-je, ce n’est guère prudent, il y a toujours de la flicaille dans les gares.
Mais il est obstiné, Mister Mastoc.
— Ecoute, murmure-t-il, moi et la môme, on attire pas l’attention, vu qu’on est deux dames : la maman et sa grande fifille. Bien sûr, en compagnie d’avec toi on s’remarque davantage, alors attends-nous dans les gogues, là-bas. Moi et Ivana, on va voir c’qu’a moilien de moilienner. Quand j’aurai fini, j’ferai comme le dur : j’sifflerai trois fois !
Péremptoire, il biche le brandillon de notre valeureuse compagne tandis que je file aux tartisses, la fameuse botte verte sous le bras.
Bouclardé dans des gogues malodorantes sur les murs desquelles des constipés ont écrit, au crayon, « Ruski go home » et des diarrhéiques, à la merde « Vive la Liberté ! » (en bulgare moderne), dans ces chiches, donc, j’entreprends d’opener le coffiot. Mais il est réticent, le bougre ! Serrure de haute sécurité, en boucanage triple, ignifusion valveuse. Drôle de bricole. Plus je mate cette fermeture, plus je la trouve singulièrement singulière ; si bien qu’il me vient le soupçon ci-joint : peut-être que Siméon a placé la partie « B » de son secret dans un coffret piégé qui exploserait et anéantirait son contenu si tout autre que lui cherchait à l’ouvrir ? Je flaire une combine de ce type. Il était bien trop méfiant, ce diable d’homme, et bien trop astucieux pour laisser son secret derrière soi, en cas de coup dur. Dès lors, me fiant à mon impression subconsciente, je renonce à forcer la mystérieuse boîte.
Et Béru siffla trois fois !
Je sortas de ma chlingante cachette, emportant un peu d’excrément bulgare à la semelle de mes souliers. La Grosse Bérurière sémaphorait à mon intention, au bout d’un quai de triage. Je l’y rejoignas. Elle me dit, jubileuse tout plein : « Acré, Mec (selon la formule des apaches de jadis), tout est paré pour la manœuvre. »
— C’est-à-dire ? lui demandas-je.
Il me montrit une locomotive tout ce qu’il y a d’à vapeur.
— Le carrosse d’M’sieur l’Prince est avancé.
— ? ? ? ? ? ? fis-je.
Il s’expliquit.
— Les deux gonziers de la machine étaient en manoeuv’. Ivana les a terpelés et leur a causé en leur f’sant voir ses cuisses. Y z’y ont espliqué qu’la ligne de droite va t’en Grèce. Suffit d’un aiguillageage. Moi, m’connaissant comm’ tu m’connais, j’ai dégagé les deux locomanes : poum et boum : menton-menton ! Y sont dans l’charbon. Et aftère, j’sus été causer l’même langage à l’aiguilleur, si bien qu’à présent la voie est lib’ pour la Grèce. Si tu voudras t’donner la peine d’grimper, mon cher… Toi tu t’fous aux commandes, moi au charbon. Et à la frontière, on tire un mignon bras d’honneur aux gapians en guise de passeports, sans ralentir, œuf corse ! Mais qu’ ça n’t’empêche pas de faire siffler l’bidule pou’ qu’y dégagent le passage, étant donné qu’on n’est pas v’nu ici pour les couper en rondelles !