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Le général montrait l’un des couteaux d’Ivan Dubov qu’il avait trouvé à ses pieds.

— Attentat ! Attentat ! cria quelqu’un parmi le dernier quart du public.

Allongé sur la moquette grenat de la loge, le Secrétaire reprenait ses esprits. Un vilain trou rose béait dans son visage, le défigurant. Il y porta la main. Son œil de verre avait disparu !

— Mon œil ! Mon œil ! glapit Siméon Grozob. Son épouse, qui était d’esprit religieux, fit la faucille et le marteau sur sa poitrine, afin de remercier Marx et Lénine d’avoir préservé la vie de son mari. Les dignitaires se foutirent en quatre (pattes) pour tenter de retrouver l’œil bidon.

L’un d’eux actionna son briquet pour mieux étudier les recoins. Le chef de la police politique nota mentalement qu’il s’agissait d’un briquet de fabrication occidentale et se promit de faire arrêter son collègue le lendemain, histoire de lui recueillir quelques aveux, vite fait, sur le gaz.

Ces messieurs eurent beau chercher, l’œil demeura introuvable. Le général expliqua que, fort heureusement, le couteau avait frappé le Secrétaire avec son manche. Sous le choc, l’œil avait choisi la liberté et giclé dans la salle.

— Retrouvez-le ! Retrouvez-le ! intima Grozob, tous ceux qui ne le retrouveront pas seront fusillés !

Ce fut l’effervescence. Le rush ! La ruche !

Si on ne le retrouve pas, je suis perdu, se dit le Secrétaire Grozob avec une espèce de calme glacé.

On ne le retrouva pas.

CHAPITRE TROISIÈME QUI VAUT SON PESANT DE CE QUE T’AIMES.

— Vous l’avez désinfecté, au moins ? demande le Vieux.

— Dans de l’alcool à quatre-vingt-dix, monsieur le directeur.

Satisfait, le Vénérable fait rouler l’espèce de monstrueuse agate sur son sous-main. C’est vachement surréaliste, un œil sur un buvard.

— Mathias est là ?

— Dans l’antichambre, monsieur le directeur.

Le Daron se redresse pour plaquer son dos à son fauteuil. Il me défrime gravement.

— Voici un très bel exploit, mon garçon, je vous en fais compliment !

Chère baderne ! « Son garçon » s’incline sous le poids des lauriers.

— Vraiment, la chose paraissait irréalisable, déclare-t-il, voulez-vous que je vous dise, San-Antonio ?

Disez, disez, révéré Boss, répond mon regard.

— Mine de rien, cette mission est l’une des plus réussies que vous ayez à votre actif.

— Merci, monsieur le…

— Et je pèse mes mots !

Bon : il pèse ses mots. Tu te rends compte ? J’attends la fin de la pesée.

Le Vieux fait comme ça :

— Ce fut difficile, n’est-ce pas ?

— Disons délicat, monsieur le…

— Et périlleux !

— Assez, monsieur le…

— Sans parler du temps de préparation.

— Trois mois d’entraînement à raison de quatre heures par jour.

— Cette idée des couteaux ! Qui vous l’a soufflée ?

— Mon minuscule cerveau, monsieur le…

— Racontez-moi, racontez-moi tout, par le détail, le menu et aussi dans les grandes lignes !

— Eh bien, donc, le problème qui m’était posé se résumait ainsi : arracher son œil de verre à un personnage inapprochable. Par conséquent, il convenait d’agir à distance. Le hasard a fait qu’en aidant maman à débarrasser notre grenier pour y faire aménager une chambre à Antoine, notre marmot d’adoption, je sois tombé sur un vieux journal. La Providence a voulu que mon regard se pose sur un article relatif à l’arrestation d’un escroc nommé Alex Andri… En lisant l’astuce de son système d’arnaque, j’ai eu le déclic. Le bonhomme m’a appris à lancer le couteau dans les pires positions et m’en a inventé un à ventouse-cureteuse. Je suis parvenu à accomplir des prodiges avec cet instrument. Lorsque je me suis senti sûr de moi, je suis parti pour Sofia où j’ai attendu l’instant propice. Il allait m’être offert assez rapidement, grâce à la venue du cirque de Moscou. L’un des numéros-chocs résidait dans le lancement de couteaux-boomerangs. Quelle meilleure occasion ! Travestis en machinistes, nous étions dans les coulisses, Béru et moi. Les Russes nous prenaient pour des Bulgares et les Bulgares pour des Russes. J’ai choisi mon angle de lancement, Béru s’est porté aux commandes électriques. Quand le fameux Ivan Dubov a eu chauffé l’assistance, à un signal convenu, Béru a éteint. J’ai lancé mon outil dans l’œil artificiel de Siméon Grozob. La ventouse-cureteuse a rempli son office. Ne me restait plus qu’à haler le couteau en tirant sur mon fil de nylon fixé au manche ; puis à jeter dans la loge l’un des couteaux de Dubov, afin de faire croire à un attentat raté ou à une fausse manœuvre de sa part. Ma ruse a si bien joué que ce pauvre Ivan est « entendu » par la police de Sofia depuis la brillante soirée.

Le Vieux rit à plein râtelier.

— Coup de maître, San-Antonio ! Coup de maître ! Travail d’une propreté scrupuleuse, soigné ! Pas de traces ! Aucun soupçon. Et l’œil est là ! Vraiment, vous l’avez désinfecté, n’est-ce pas ?

— Ç’a été mon premier soin, monsieur le…

— En ce cas, faites entrer Mathias.

Le Rouquemoute poireaute dans cette espèce d’antichambre qui n’en est pas une puisque l’escalier y débouche, ainsi que l’ascenseur. Disons qu’il s’agit d’un vaste palier meublé d’un canapé de cuir noir râpé à trois places, d’une table basse supportant des revues de police technique et de deux fauteuils plus qu’harassés. Ce qu’il y a de plus tragique dans ce no man’s land, c’est la lumière. Celle du jour parvient d’une verrière grisâtre et poussiéreuse, celle de remplacement est apportée chichement par un globe laiteux, au fond garni de mouches défuntes, voire de papillons dont on se demande bien ce qu’ils sont venus foutre, eux si légers et frivoles, dans ce bâtiment neurasthénien.

Mathias met un peu de soleil en ce lieu de basse tragédie grâce à sa chevelure flamboyante. Il porte un costar bleu-chiasse, une chemise grise, une cravate noire, des godasses qui ont l’air d’être en croco, mais qui ne sont que surmenées. Il attend avec confiance, dans l’honneur et dans la dignité ; attend avec onction, componction, tout ça, assuré de vivre un beau moment de sa carrière consciencieuse. Père d’une abondante progéniture sans destin envisageable, marié à une épousâtre qui le surveille, le brime, le houspille et lui réserve les sous-besognes ménageuses, il n’attend rien d’autre de l’existence que le bonheur de bien travailler, plus quelques avantages au plan pécuniaire et — qui sait ? — social.

Je lui virgule un signe qui le meut instantanément. Il pénètre dans le saint des saints comme tu entrerais chez la Vierge Marie avant d’avoir eu le temps de te débarrasser de tes péchés, raide, mais la tête inclinée, offert aux instances supérieures.

Le Vieux le regarde à peine, le salue d’un raclement de gorge qui n’est pas perdu puisqu’il lui permet de clarifier sa voix.

— Monsieur le directeur ! Mes respects respectueux, monsieur le directeur…

Le Vieux a un geste de semi-agacement qui, en tout cas, signifie : « Reposez… arme ! »

Mathias se tait.

— Asseyez-vous ! enjoint Achille.

Eperdu, le Rouquin dépose un huitième de son cul navrant sur le bord d’une chaise, la plus modeste qu’il ait pu trouver en cette pièce glorieuse.

— San-Antonio m’affirme que vous êtes un garçon compétent et plein d’astuce, dit le Vioque.

Mathias manque s’étaler au sol. Il blêmit sous le son recouvrant sa figure. Voudrait dire, y renonce. Un simple couac de tanche comprenant qu’elle ne retrouvera jamais plus son élément naturel et qui crie « merde » en tanche.