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Le Dabe continue :

— Ce que je vais vous confier est d’une gravité indicible.

Merde : indicible ! Faut trouver des mots pareils, non ?

Le Daron me visionne par-dessus son regard, comme on regarde de près par-dessus des lunettes faites pour voir de loin.

— On peut tout lui dire, mon petit ? demande-t-il.

— Mathias est un second moi-même, réponds-je, puisqu’on est entre ganaches.

Le Rouillé me coagule un regard de chien de berger qui s’est cassé la patoune et qu’on vient d’affubler d’une attelle (ou d’une éclisse, si tu préfères, mais alors c’est pas remboursé par la Sécu).

— J’en prends note, reprend le Vénérable. Or, donc, en deux mots commençants, pardon : comme en sang, je veux dire « comme en cent », voici ce dont il s’agite avant de s’en servir, Mathias. La Bulgarie, vous ne l’ignorez pas, ou alors vous n’avez rien à foutre dans mes services, fait partie des pays alignés. Le Secrétaire très puissant du Parti est un certain Siméon Grozob qu’on connaît peu en France, parce que chez nous, sorti de Baudouin et de la reine d’Angleterre, on ne connaît personne. Ce Grozob est en défaveur à Moscou, et aussi dans son propre pays où son action est jugée un tantisoit déviationniste. Bref, il y a lurette qu’on aurait envoyé sa cervelle chercher une balle perdue dans quelque cul-de-basse-fosse ou qu’il serait interné dans un asile psychiatrique s’il ne détenait un secret capital concernant l’U.R.S.S. Vous me suivez, Mathias ?

— Papapassionnément, directeur le monsieur ! flatouille Mathias.

Le Vieux m’envisage.

— Il me suit, oui ?

— Pleinement, monsieur le…

— Parfait.

Pépère fait une chose qui lui arrive rarement. Il recule son fauteuil seigneurial, croise les jambes et passe son pouce droit dans l’entournure biconvexe de son gilet.

— A partir de là, il va falloir m’ouvrir toutes grandes vos oreilles décollées, mon cher Mathias, dont, entre parenthèses, vous devriez raser les touffes de poils roux qui en jaillissent, ça fait désordre. Au fait, ça ne vous gêne pas d’être rouquin ? Non ! Tant mieux. Je passe à l’élément capital de l’affaire. Nous sommes quelques-uns à nous être demandé pourquoi, puisqu’il est détenteur d’un secret, les Russes ne le neutralisaient pas. D’une étude serrée, il a résulté que ce secret, Grozob l’a déposé en lieu sûr, sinon vous pensez que nos copains popofs, hein ? Ben voyons ! Mais où ? Les services secrets soviétiques, américains, britanniques, israéliens et autres ont tout fait pour tenter d’en avoir le cœur net ; mais fume ! Et c’est un petit trou-de-balle de Français, vous m’entendez, Mathias ? Un petit zigoto payé au smig qui a eu le fin mot sans rien chercher, et pour cause. Ce type est allé passer ses vacances en Bulgarie, je vous demande un peu ! Des vacances ! Ça vous situe le gars, non ? Dites, ouvrez la fenêtre ; mon vieux, vous sentez ! Hein qu’il sent, San-Antonio ? Tous les hyper-rouquins ! Le fort, la ménagerie. C’est pas de leur faute. Et pourtant ils se lavent. Hein, Mathias, que vous vous lavez bien ? Un bain par jour, n’est-ce pas ! Je sais : j’ai eu une maîtresse rousse. Une affaire du tonnerre de Dieu, mais qui fouettait. Un vrai petit fauve ! Bon, reprenons… Mon trou-du-cul smigard, en vacances. Ce connard furtif, entre autres sales défauts, dont celui d’être pauvre, a celui de fumer. Vous pensez ! A Sofia ! On a trouvé du « H » dans ses bagages. Un smigard, du « H » !

Je ris !

Il rit.

Repart aussi sec :

— Mathias, vous devriez aller chez un grand parfumeur du faubourg Saint-Honoré, demander un déodorant corporel pour rouquin, ça existe. Je connais une prostituée rousse qui en use. Certes, il faut une pulvérisation toutes les deux heures, mais c’est très efficace. Vous n’oublierez pas ? San-Antonio, vous le lui ferez mettre sur une note de frais, à la rubrique taxi. Où en étais-je ? Ma petite putain rousse ! Une affaire ! Hors de prix, la gueuse, mais l’affaire du siècle. La seule qui réussisse l’« i » grec lubrique sans vous faire casser la gueule ; mais il faut voir son entraînement ! Tout s’acquiert au prix de mille difficultés, c’est la loi de la vie. Donc, mon smigard est appréhendé par la police bulgare, jeté dans un derrière-de-basse-fosse. Là, il se retrouve en compagnie d’un prisonnier exténué, n’ayant plus d’humain que la silhouette et une ombre de voix. Le petit Français s’inquiète du sort du malheureux. Mais la conversation est sommaire : l’un ne parlant que bulgare, c’est-à-dire ne parlant à peu près pas, et l’autre le français d’Aubervilliers.

Le Vieux ricane.

— Vous me suivez, Mathias ?

— Très bien, monsieur le…

— Bon, alors suivez-moi sans remuer les pieds, de grâce, car vous devenez intenable, mon vieux. Je suis un douloureux de l’olfactif, moi. La moindre senteur m’agresse. C’est tout de même insensé de puer pareillement ! Je continue… Mon petit titi-fumeur-de « H » est démerde, smigard, drogué, mais parigot. Quelle méthode de communication parvient-il à mettre au point, la chose n’est pas précisée, le fait est qu’il y parvient. Le voici qui questionne son compagnon d’infortune. Et celui-ci de lui expliquer qu’il est interné depuis une quinzaine d’années. Il appartenait à la police secrète du Parti. Un jour, il a reçu l’ordre d’aller abattre un certain Razpeï, prothésiste oculaire de son état. Il s’est acquitté de sa mission. Au retour, il a été arrêté, accusé de meurtre et jeté en prison. Il y moisissait, depuis lors, dans l’attente de son jugement. Officiellement, il se trouvait en prévention. Ne voyait jamais personne. Si on lui a octroyé ce compagnon, c’est sans doute parce que le Français ne pouvait parler avec lui.

Le Vieux jubile.

— Attendez, Mathias ! Attendez, mon garçon ! Mais soyez gentil : si vous voulez que je poursuive, éloignez-vous un peu de mon bureau, je vous prie. Pas de beaucoup : trois ou quatre mètres, je commence à être incommodé sérieusement. Je ne comprends pas qu’on ne fasse rien pour les rouquins, voyez-vous. Et vous San-Antonio ? Ça ne vous indigne pas qu’on laisse ces malheureux fouetter en silence ? Il y a à faire, mes amis ! Oh ! là là ! ce qu’il y a à faire pour améliorer la condition humaine ! Tenez, je vous prends l’aéronautique, par exemple, vous trouvez normal, vous autres, qu’on passe plus de temps dans les aéroports que dans les avions ? Il y a quelque chose qui ne cadre pas, hein ? Eh bien, pour les rouquins, c’est pareil. Ça possède une belle gueule, un rouquin, non ? Ça a du caractère. Et alors, pourquoi ça pue pareillement ? Je vous disais donc, mon petit smigard… Il a tiré quelques mois dans les geôles bulgares, très bien. Heureusement pour lui, il était inscrit au P.C. français, ce qui lui a valu une relative indulgence. En sortant de prison, il s’est rendu au consulat de France, pour son rapatriement. Là, il a narré son aventure au vice-consul, lequel, en homme astucieux, a adressé, à tout hasard, un rapport au Quai. Le Quai a transmis aux Renseignements Généraux. Cet épisode, en apparence assez banal, a fait tiquer un responsable. Le Département Noir s’est livré à une enquête à Sofia, et a pu établir que c’est le prothésiste oculaire Razpeï qui avait fabriqué l’œil de verre de Siméon Grozob. A ce stade, je suis entré dans le circuit. Moi, vous me connaissez, mes drôles ? Omniprésent. Indispensable. Dieu le père ! Trait de génie. Je comprends lumineusement que le secret de Grozob réside dans son œil de verre. Suivez mon raisonnement : on assassine le prothésiste, sitôt qu’il a achevé son boulot, et puis on embastille son assassin, pas trop que l’histoire s’ébruite. Pour lors, je me mets à phosphorer, moi, Mathias, sur la façon dont on pourrait s’emparer de cet œil. Parce que je ne pue pas, moi, Mathias : je réfléchis !