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Les voilà partis à ramper le long du lambris. Alors, ma pomme, prompt comme un dard (et j’ai mes raisons pour), de sortir un feuillet de ma poche et de le présenter d’autor à Siméon Grozob. Il le saisit machinalement, me regarde. Je lui fais signe de lire. Il.

Dessus, c’est écrit en bulgare, par un spécialiste de chez nous. Et y a de marqué le texte suivant :

« Monsieur le Secrétaire,

Si vous souhaitez récupérer votre œil de verre, contactez-moi à l’Hôtel Varna, le plus discrètement possible, bien entendu.

Respectueusement vôtre : San-Antonio »

Grozob escamote le billet et reste impavide. Seul signe d’intérêt, il décroise ses jambes et recule la tête comme pour me considérer dans mon ensemble. Pas un signe d’intérêt, pas la moindre mimique. Imperturbable, c’est ça.

Le Gros revient.

L’entretien bidon se poursuit encore un bout.

Qu’ensuite je remercie chaleureusement et prends congé.

* * *

L’Hôtel Varna est resté un palace par ses dimensions. On y trouve de grandes étendues marmoréennes comme le maréchal Pétrin ; d’énormes lustres auxquels manquent des calbombes, de grands tableaux moroses et pompeux dans d’énormes cadres dorés. Cela dit, l’activité y est languissante. Des employés lisent le journal dans le grand salon et ceux qui sont de service ont des frimes de geôliers pour Q.H.S.

Un restaurant gigantesque et peu fréquenté y est annexé. Il s’étend sur deux niveaux. Une piste de danse occupe le centre. Une galerie surplombe icelle, bordée d’une grille en fer doré. Une scène mélancolique héberge un quatuor en smok râpé, revers feuilles de chou (hibou, joujou, caillou, etc.). Trois messieurs et une dame pianiste-caudale moulinent du folklore centreurope. C’est triste à foutre la chiasse à des Anglais retraités ; étouffant, je trouve. Moi, ce que j’arrive pas bien à piger, jamais, au grand never, c’est pourquoi des gens de chez nous se chicornent le tempérament pour nous conduire à un régime identique sous prétexte de justice. C’est la justice que tout le monde se fasse chier la bite dans d’indicibles morosités ? Ecoute, je vais te dire ; je suis contre rien, sauf contre l’illogisme. Je veux bien qu’on écrabouille la Société de Consommation, les privilèges, les nantis, tout le merdique capitalo-fondant, bain de mousse, foie gras, voyages en first. Je veux bien remettre le compteur à zéro, essayer le grand chambardement, repartir d’un foot nouveau vers des lendemains gazouilleurs. Je veux très très bien, je suis partant, j’approuve et signe. Seulement, ce que je refuse énergiquement du désespoir, c’est qu’on me cloque une existence comme là-bas. J’y suis allé, n’en suis pas revenu ! Leurs gueules, à tous ! Merde, avoir qu’une vie et la paumer dans le sinistros, à la tienne ! Crainte et désenchantement. J’aime autant me fignoler moi-même mes états d’âme. Tout abattre, bon ! Mais rebâtir en chantant, nom de Dieu ! Dans les euphories du renouveau, et non pas jouer Maria Chapedeplomb.

L’ambiance est franchement calamiteuse. Comme si on attendait un truc vachement funeste. Un malheur général. Comme s’il y avait la peste bubonique en train de ravager la populace, et que t’attendes ton tour, guettant les battements de ton sang.

Bérurier, qu’aucune atmosphère ne saurait troubler lorsqu’il est à table et qu’il y a de quoi briffer, s’explique avec un ragoût aux choux rouges en tutant une boutanche de vin d’ici.

Nous sommes à la galerie. Deux officiers clapent en tête-à-tête. Y a aussi une table de cinq personnes à tortorer silencieusement. Je mate la pianiste dont les doigts agiles trottinent sur le clavier. Elle a une gueule romantique. Fait un peu tubarde du siècle dernier. Dame aux Camélias, avec ses cheveux coiffés tirés, raie médiane. Quand il le faut, elle tourne une page de sa partition et continue de piloter son zinc avec application. Lequel des trois autres la baise ? Doit bien y en avoir un, non ? Dans les groupes, c’est ainsi, n’importe le régime. Je cherche à deviner qui est l’élu de son cœur.

Mais mon attention est dérivée par un petit manège à gauche de mon champ visuel. L’arrivée d’un grand type anguleux, vêtu d’un manteau de cuir vert et qui tient un feutre taupé à la main. Le maître d’hôtel avec qui il parlemente lui désigne notre table. L’homme acquiesce et s’avance. Je sentais que c’était pour ma pomme. Parvenu devant notre table, l’arrivant a une courbette.

— Monsieur San-Antonio ? il demande dans un français dégueulasse comme si on l’avait vomi.

— Oui.

— Quand vous serez disponible, une voiture elle vous attendre devant l’entrée de la hôtel ; je suis d’être au volant.

— Parfaitement. Eh bien je ne vais pas vous faire languir, cher monsieur, dis-je en me levant.

Et à Béru :

— J’ai une ranque, Gros, tu m’attends au bar ?

— Yes, mon pote, et soye prudent.

Il en a de bonnes. Ça consiste en quoi, « être prudent » dans un cas pareil ?

Il murmure :

— Tu manges pas ton goulag, mec ?

— Plus faim.

A cet instant, le serveur s’approche pour retirer mon assiette pleine, Béru lui saisit le poignet promptement.

— Hé ! Molo, l’artiss ! On t’a pas sonné. Touche jamais à une assiette pleine à ma présence, sinon y aurait des r’présailles.

* * *

Le soir tombe, et la neige en fait autant. Une petite neige mutine qui tourbillonne dans la bise acide.

L’auto est une vieille Mercedes noire de vingt-cinq ans d’âge au moins. L’homme à l’imperméable vert la drive avec raideur. Je regarde défiler une banlieue nouvelle, horrible à te couper le souffle, avec ses immeubles tous identiques, percés de petites fenêtres. Lugubre, que je te dis. La population est clairsemée, grisâtre, enfrileusée. De vieux vélomoteurs circulent en faisant gicler de la boue jaune.

On s’éloigne de Sofia. L’intérieur de la guinde renifle le vieux cuir patiné. Le chauffeur s’est parfumé, moi qui ai horreur de ça, avec une eau de Cologne de bazar persan qui flanquerait des crises d’allergie à un vidangeur de fosses d’aisances. Le moteur tourne rond. Je rêvasse… Des trucs sur la vie qui va, qui dure, qui finira. Dans le grave, tu vois ? Pas triste d’ailleurs. Méditation sereine, quoi. Car, si tu réfléchis bien, j’ai tout du serin.

Mon chauffeur pilote lentement. Mais une fois dégagé des agglomérations, il champignonne un peu. Route à peu près déserte, si on excepte quelques carrioles à peine éclairées et des cyclistes affaissés sur leur vélo.

On s’offre de la sorte une quinzaine de kilomètres, après quoi nous ralentissons pour emprunter un chemin forestier. Une vague inquiétude me point : et si on m’amenait ici pour me faire ma fête ? Je me dope par le raisonnement : pourquoi me mettrait-on à mal ?

L’auto gagne une clairière. Au centre, se trouve un autre véhicule éclairé de l’intérieur.

Bien que ses vitres soient embuées, il me semble reconnaître la silhouette de Siméon Grozob à l’arrière dudit.

— Vous voulez viendre ? me demande mon pilote après avoir coupé le contact.

Je le suis en foulant un sol jonché de feuilles pourrissantes. Acagnardé au capot de la seconde bagnole, est un grand diable loqué d’une canadienne sombre et coiffé d’une casquette à la Lénine. Il fume une cigarette et la fumée de sa respiration se mêle à celle de sa toute cousue. Mon mentor va toquer à la vitre arrière, l’homme à la canadienne ne m’accorde même pas un regard. La portière s’ouvre. On me fait signe d’entrer. Grozob est là, habillé de sombre, pardessus noir à col d’astrakan, toque de même métal, lunettes noires. Il porte des gants fourrés.

Sa main droite est engagée dans la sangle du repose-bras. Sa main gauche est posée sur ses jambes croisées. Il la soulève légèrement, comme pour me saluer menu. Je prends place à son côté, une fesse dans le vide afin de pouvoir lui faire face.