Geary traça de ses vaisseaux à ceux du Syndic une trajectoire d’interception : sa ligne incurvée passait par un secteur qu’ils n’avaient pas encore traversé. « Je veux une vision précise de cette zone. Vite ! »
Desjani lui jeta un regard ébahi, mais elle transmit l’ordre. Il attendait encore la réponse lorsqu’il vit trois destroyers et un croiseur lourd rompre brusquement la formation et bondir en avant à pleine accélération pour intercepter les fuyards. Non ! Bande d’imbéciles ! Sans hésiter une seconde, il appuya sur la touche de commande du canal de la flotte. « À toutes les unités, infléchissez votre trajectoire de trente degrés vers le haut. Exécution immédiate. Des mines ont été disposées le long de notre route prévisible. »
Il lui fallut un moment pour identifier les unités qui avaient rompu la formation. « Anelace, Baselard, Masse et Cuirasse ! Rectifiez immédiatement votre trajectoire ! Montez de trente degrés ! Vous entrez dans un champ de mines. »
Ne lui resta plus ensuite qu’à fixer son écran. La flotte de l’Alliance se déployait sur quelques minutes-lumière. Les bâtiments les plus éloignés ne recevraient son ordre que dans deux minutes. Ceux qui risquaient le plus (ces trois destroyers et le croiseur Cuirasse) ne l’entendraient pas avant au moins une minute. Compte tenu de leur accélération, ils auraient couvert pas mal de terrain en ce bref laps de temps.
Une vigie de la passerelle de l’Indomptable rendit son rapport à voix haute. « Anomalies détectées le long de la trajectoire indiquée. Les probabilités sont de quatre-vingts pour cent pour qu’il s’agisse dans cette zone de mines furtives. Recommandons trajectoire d’évitement. »
Desjani leva la main pour accuser réception puis jeta à Geary un regard admiratif. Ce dernier s’aperçut que les yeux des autres matelots et officiers présents sur la passerelle trahissaient la même sidération, en même temps que cette vénération du héros qu’il exécrait toujours autant après plusieurs mois. « Comment le saviez-vous, capitaine Geary ? s’enquit Desjani.
— Ça sautait aux yeux, expliqua-t-il en changeant de position dans son fauteuil, légèrement embarrassé par tous ces regards posés sur lui. Ces vaisseaux, postés assez loin du point de saut pour éviter le combat avec l’ennemi qui en émergerait mais assez près pour avertir d’éventuels bâtiments amis de la présence de ces mines… puis la trajectoire qu’ils ont adoptée et qui semblait destinée, si nous nous lancions à leur poursuite, à nous attirer dans un certain secteur de l’espace. » Il se garda bien d’ajouter ce qu’ils savaient tous : si cette flotte était restée semblable à ce qu’elle était encore quand il l’avait conduite à Corvus, au lieu de ces quatre unités légères, la plupart de ses vaisseaux auraient foncé la tête la première dans ce champ de mines.
La formation largement déployée de la flotte de l’Alliance entreprit de s’incurver en son milieu, à mesure que, de proche en proche, les bâtiments recevaient son ordre et l’exécutaient. Le tableau d’ensemble, se rendit-il compte, évoquait une raie manta infléchie en son centre vers le haut et dont les « ailes » continueraient de tomber.
Il attendit, alors que les trois destroyers et le croiseur lourd gardaient le même cap comme si seule la poursuite comptait pour eux, puis consulta l’heure. Cinq minutes s’étaient écoulées. Une minute, mettons, pour que l’ordre les atteigne à la vitesse de la lumière puis une autre avant d’observer enfin comment ils modifieraient leur trajectoire. Restait un battement de trois, beaucoup trop long pour une réaction à une telle urgence. « Anelace, Baselard, Masse, Cuirasse ! Virez au plus serré vers le haut. Nous avons détecté un champ de mines sur votre trajectoire. Accusez réception et virez tout de suite. »
Une autre minute passa. « À quelle distance sont-ils exactement de ces anomalies ? demanda-t-il en s’efforçant de s’exprimer d’une voix égale.
— Compte tenu de leur cap présent, ils seront dessus dans trente secondes », répondit Desjani après avoir rapidement pianoté sur ses commandes pour effectuer le calcul. Sa voix était calme et disciplinée. Au cours de sa brève carrière, elle avait vu périr nombre de vaisseaux et de spatiaux de l’Alliance. Geary, lui, ne l’avait appris que peu à peu, et il se rendait maintenant compte qu’elle tablait sur son expérience pour se blinder contre l’inéluctable.
Trente secondes. Trop tard, même pour tenter de transmettre d’autres instructions. Geary le savait, certains officiers de sa flotte n’étaient pas vraiment aptes au commandement, et un grand nombre de leurs collègues se raccrochaient encore à la perspective de charges héroïques aussi bravaches qu’irréfléchies. Il mettrait longtemps, s’il y parvenait jamais, à inculquer à ces guerriers les vertus d’un combat mené avec autant d’intelligence que de vaillance. Mais, même conscient de cela, il ne s’en demandait pas moins quelle mouche avait bien pu piquer ces quatre capitaines pour qu’ils ignorent ses ordres et ses avertissements. Sans doute leur esprit était-il tellement obnubilé par ces cibles de choix qu’ils en oubliaient tout le reste, pour ne plus se préoccuper que d’arriver à portée de tir.
Peut-être survivraient-ils assez longtemps au champ de mines pour réagir à un autre avertissement. « Anelace, Baselard, Masse, Cuirasse : ici le commandant de la flotte, reprit Geary en s’efforçant de ne pas laisser sa voix trahir son désespoir. Vous entrez dans un champ de mines authentifié. Modifiez instantanément votre trajectoire. Virez au maximum. »
Il savait que c’était déjà consommé. La lumière qui lui parvenait des quatre vaisseaux datait de trente secondes, de sorte qu’ils avaient peut-être déjà été touchés par des mines alors qu’ils lui semblaient encore indemnes. Il ne pouvait que continuer de fixer l’écran dans l’attente de l’inévitable, conscient que rien, sinon un miracle authentique, ne pouvait plus sauver ces équipages. Il marmotta une prière en l’implorant.
Le miracle n’eut pas lieu. Une minute et sept secondes exactement après l’avertissement de Desjani, Geary vit son écran afficher de multiples explosions, les trois destroyers de tête venant de foncer droit dans le champ de mines extrêmement dense. Relativement fragiles, les petits destroyers se désintégraient tout bonnement sous leur martèlement, pulvérisés en fragments de chair et de métal, que les déclencheurs intelligents de celles qui n’avaient pas encore explosé ignoraient souverainement.
Quelques secondes après, il vit le Cuirasse tenter enfin de virer. Mais il était beaucoup trop tard, et sa seule inertie suffisait à emporter le croiseur vers les mines. L’une d’elles ouvrit un cratère dans son flanc, à la moitié du fuselage, puis une deuxième souffla une bonne partie de sa proue ; sur ce, le nuage de débris consécutifs à sa destruction et à celle des destroyers masquant le champ, les senseurs optiques de l’Indomptable perdirent momentanément le croiseur de vue.