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— Les gens croiront ce qu’ils voudront, fit remarquer Rione.

— Comme, par exemple, que Black Jack Geary est un héros de légende ? demanda-t-il amèrement. La moitié du temps, ils sont enclins à voir en moi ce mirifique héros du passé venu sauver la flotte et l’Alliance en remportant une guerre vieille de cent ans, et, l’autre moitié, ils répandent le bruit que je suis incompétent ou terrifié. » Il finit par s’asseoir en désignant d’un geste à Rione le fauteuil qui lui faisait face. « Que vous disent encore vos espions dans ma flotte, madame la coprésidente ?

— Mes espions ? répéta-t-elle sur le ton de la surprise, tout en s’asseyant. Voilà un terme bien péjoratif.

— Seulement quand ces espions travaillent pour l’ennemi. » Geary appuya le menton sur son poing pour la dévisager. « Êtes-vous mon ennemie ?

— Vous savez parfaitement que je me méfie de vous, répondit-elle. Au début parce que je redoutais ce culte de la personnalité qui risquait de faire de vous, pour cette flotte et l’Alliance, une menace encore plus grave que les Syndics. Aujourd’hui encore pour cette même raison, mais aussi parce que vous vous êtes montré très capable. Combinaison des plus dangereuses.

— Mais, tant que j’agis dans l’intérêt de l’Alliance, nous restons du même bord, n’est-ce pas ? demanda Geary en laissant filtrer quelque ironie. Ce que ce champ de mines pourrait nous enseigner sur l’ennemi m’inquiète, madame la coprésidente. »

Elle le fixa en fronçant les sourcils. « Que peut-il bien vous apprendre sur lui que vous ne sachiez déjà ?

— Que les Syndics réfléchissent. Qu’ils sont rusés, au moins autant que quand ils ont attiré cette flotte dans leur système mère, en lui offrant la clef de l’hypernet, pour lui tendre une embuscade susceptible de mettre fin à la guerre.

— Ce qui serait sans doute arrivé sans l’intervention imprévue d’un héros de l’Alliance du siècle dernier, capitaine Black Jack Geary, affirma Rione sur un ton légèrement moqueur. Retrouvé dans une capsule de survie perdue alors qu’il frôlait la mort, tel un roi antique miraculeusement sorti du sommeil pour sauver son peuple au moment le plus opportun. »

Il lui fit la grimace. « Ça peut sans doute vous paraître amusant, parce que vous n’êtes pas contrainte de côtoyer sans cesse des gens qui vous prennent pour ce héros.

— Je vous ai déjà dit que vous étiez effectivement ce héros. Et, non… je ne trouve pas cela drôle du tout. »

Geary aurait aimé mieux la comprendre. Depuis son sauvetage, il vivait dans l’environnement militaire de la flotte et certains des changements culturels apportés par un siècle de guerre sinistre l’avaient surpris et amèrement déçu. Mais Victoria Rione restait son seul contact direct avec la société civile de l’Alliance et elle dissimulait beaucoup. Comprendre dans quelle mesure et en quelle manière son monde avait changé lui était impossible, et il tenait sincèrement à en avoir le cœur net.

Mais, si Rione se persuade que je pourrais me servir de ces informations pour menacer davantage le gouvernement de l’Alliance, elle ne m’aidera probablement pas à mieux comprendre sa société civile. Peut-être me fera-t-elle un jour assez confiance pour s’en ouvrir à moi. Geary se pencha pour manipuler les commandes de la console qui les séparait, et qui, malgré tous les mois passés dans sa cabine, lui semblait toujours aussi peu familière. Une image de Sutrah jaillit, à côté d’un hologramme plus vaste des étoiles voisines. « Nous allons traverser avec la plus grande prudence le reste de ce système stellaire. Les Syndics ont dû poser des champs de mines identiques près des autres points de saut, mais, maintenant que nous savons où les chercher, nous pourrons les repérer et les éviter. »

De l’index, Rione montra un symbole de l’hologramme. « Deux bases militaires du Syndic ? Représentent-elles une menace ?

— Elles n’en ont pas l’air à première vue. Elles sont obsolètes, selon toute apparence. On pouvait s’y attendre dans un système qui ne fait pas partie de l’hypernet. » Son regard se posa sur la représentation de ces bases pendant qu’il réfléchissait à l’hypernet, qui avait opéré tant de bouleversements depuis ce qu’il regardait comme sa propre époque. Plus rapide que la méthode des bonds successifs d’étoile en étoile, à une vélocité pourtant supérieure à celle de la lumière, et offrant une portée quasi illimitée, il avait révolutionné les voyages interstellaires et laissé, quand on estimait qu’ils ne justifiaient pas les frais d’installation d’un portail, d’innombrables systèmes se flétrir comme autant de rameaux brisés.

Geary appuya sur la touche de mise à jour, et les dernières données sur le système de Sutrah s’affichèrent. Un seul changement : la position des unités légères du Syndic qui avaient attiré ses quatre vaisseaux dans le champ de mines. Elles fuyaient toujours, s’éloignant des forces de Geary à une vélocité frôlant 0,2 c. Ces vaisseaux avaient accéléré si rapidement que leurs coussins d’inertie devaient être effroyablement sollicités et les matelots cloués à leurs sièges. Les pourchasser serait futile dans la mesure où ils se contenteraient de s’éloigner tandis que la flotte de l’Alliance devrait tôt ou tard gagner un des points de saut de Sutrah pour sortir de son système, mais Geary, à leur vue, n’en éprouva pas moins une poussée de fureur, conscient que toute vengeance était en l’occurrence hors de question.

Mais l’embuscade du Syndic ne le tarabustait pas pour cette seule raison. Rione ne donnait pas l’impression d’en comprendre les conséquences. La survie de la flotte de l’Alliance reposait tant sur les bonnes décisions qu’il prenait lui-même que sur les erreurs des Syndics. S’ils en venaient à se départir de leur trop grande assurance et commençaient à ourdir des plans réfléchis, alors ses stratagèmes les plus astucieux risquaient d’échouer à garder à la flotte une simple tête d’avance sur des forces assez puissantes pour lui porter un coup fatal.

Néanmoins, les coups les moins puissants pouvaient s’additionner. Certes, la perte de quatre vaisseaux sur les centaines que comptait la flotte n’était pas cruciale. Mais, à force de subir des pertes minimes d’étoile en étoile, elle risquait d’être dangereusement grignotée et les étoiles qui la séparaient du bercail étaient encore très nombreuses.

Geary jeta un coup d’œil à l’hologramme en regrettant que Sutrah ne se trouvât point beaucoup plus près de l’espace de l’Alliance. Ou qu’elle ne fût pas, subitement et miraculeusement, équipée d’un portail de l’hypernet non surveillé. Enfer, pendant qu’il y était, pourquoi ne pas regretter aussi de n’être pas mort un siècle plus tôt à bord de son vaisseau, de sorte qu’il ne se retrouverait pas aujourd’hui à la tête de cette flotte et que la survie de tous ces vaisseaux et de tous ces hommes ne dépendrait plus de lui ? Secoue-toi, Geary. Tu avais entièrement le droit d’être déprimé quand ils t’ont décongelé, mais c’est du passé, maintenant.

La com carillonna, réclamant son attention. « Nous venons de repérer un détail important, capitaine Geary. » La voix de Desjani trahissait une émotion qu’il ne parvint pas à identifier.

« Important ? » S’il s’agissait d’une menace, elle n’aurait certainement pas employé ce terme.

« Sur la cinquième planète de ce système. On dirait un camp de travail. »

Il jeta un regard à Rione pour voir comment elle prenait la nouvelle, mais elle n’avait pas l’air non plus de la trouver très significative. Les Mondes syndiqués comptaient un grand nombre de camps de travail, car ils s’échinaient à lutter contre des ennemis intérieurs réels ou imaginaires. « A-t-il quelque chose qui sorte de l’ordinaire ? »